Sorociné

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ALL WE IMAGINE AS LIGHT - Payal Kapadia

Copyright Condor Distribution

Blue is the warmest colour

Premier film indien sélectionné en compétition officielle à Cannes depuis trente ans et récipiendaire du Grand Prix du jury au Festival 2024, All we imagine as light est un conte contemporain d’une force rare à la sensualité mélancolique.

Second long-métrage de la réalisatrice et scénariste indienne Payal Kapadia (après son documentaire Toute une nuit sans savoir, 2021), All we imagine as light est une juxtaposition entre fiction et documentaire qui fabrique un film en forme de conte fiévreux aux contours vaporeux. Il aborde, grâce à son formidable trio d’héroïnes, la (re)découverte de soi, la (re)naissance du désir et celle du sentiment amoureux. Mené par la sibylline Prabha – interprétée par Kani Kusruti, actrice incandescente et véritable révélation du film – il s’articule autour de trois générations de femmes indiennes, toutes trois infirmières dans le même hôpital, qui créent une unité familiale par pure solidarité sororale au sein d’une Mumbai aux nombreux visages et en mouvement perpétuel. Activé par la réception d’un auto-cuiseur de riz rouge dernier cri, le récit sonde l’intériorité de nos héroïnes. 

Pour Prabha, c’est la réactivation du désir entre l’esquisse amoureuse d’un collègue médecin poète et le souvenir lointain d’un mari expatrié en Europe. Pour Parvaty – l’aînée du trio – c’est le départ brutal d’une vie citadine pour cause de gentrification et le retour sur les plages de son village de jeunesse. Pour Anu, l’espiègle petite dernière, c’est la possibilité de vivre un amour interdit, interreligieux, à l’ombre des lourds regards de la société indienne traditionaliste. « Beaucoup du folklore de l’Inde de l’Ouest met en scène des femmes qui ne peuvent exprimer leurs désirs, le font par l’intermédiaire de fantômes. Le conte de mon film est plus contemporain, c’est comme un long rêve qui permet à Prabha d’exprimer les choses qu’elle veut dire à son mari ou lui entendre dire », dixit Kapadia. En politisant la notion d’amour et en filmant la vie des femmes citadines et émancipées, elle filme la transversalité d’une société indienne et son tissu social tout en contradictions où le mariage et l’honneur familial des femmes restent des enjeux de taille. C’est sous l’impulsion des questionnements de Prabha, personnage sévère à la bonté secrète et au sourire de Mona Lisa, que tout se reconnecte. En la soustrayant à son destin sacrificiel, Kapadia enclenche l’autre partie plus fantastique de son conte.

Mumbai blues

« Les gens l’appellent la cité des rêves. Pas moi. Pour moi, c’est la cité des illusions », assène la voix d’une passante dans la foule de Mumbai, capitale tentaculaire que filme Payal Kapadia. Aidée d’une caméra épaule flirtant avec des séquences documentaires, accompagnée d’une voix off organique qui personnifie la ville métropole, Kapadia consolide la portée politique de son récit en sondant les problématiques immobilières, capitalistes et classistes qui rongent la ville. Politiques dont nos héroïnes sont directement victimes.Le film fonctionne en deux parties bien distinctes. La première au cœur de la pluvieuse et humide Mumbai, dont la période de moussons rehausse les nuances de bleu, donnant à la direction de la photographie une certaine forme de romantisme et une mélancolie très éloignée des productions indiennes habituelles (notamment issues de l’industrie Bollywood aux couleurs chatoyantes et clinquantes). La deuxième partie, plus solaire, se joue au sein du village côtier caniculaire de Parvaty et offre un second souffle à nos héroïnes. On s’étonne devant les bouffées de liberté que procure cette parenthèse mystique dans le village de pêcheurs. Le poids des conventions sociales et de la bienséance devient moindre et les désirs peuvent (re)fleurir. Sentiment euphorisant et discret omniprésent lors de la conclusion du film, le temps d’une séquence nocturne sur la plage où les deux aînées accueillent le futur que la benjamine s’est choisi avec une bienveillance et une complicité sereine, posant définitivement la solidarité féminine comme rempart pour contrer l’unité familiale indienne oppressante et ouvrant vers un avenir de tous les possibles.

LISA DURAND