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BOTTOMS - Emma Seligman

Copyright Orion Pictures

Chaos. Confusion. Émancipation.

La réalisatrice Emma Seligman retrouve sa complice, l’actrice et scénariste Rachel Sennott, après l’anxiogène et brillant Shiva Baby (2021). Avec Bottoms, elles nous proposent une relecture lesbienne des comédies teen des années 1990-2000, avec une pointe inattendue d’émancipation féminine.

Sorti à la fin de l’été aux États-Unis, Bottoms est ce qu’on appelle un sleeper hit (succès surprise). Après quelques mois d'attente, il est enfin disponible en France sur la plateforme Amazon Prime.

Il met en scène deux adolescentes, Josie (Ayo Edebiri) et PJ (Rachel Sennott). Elles sont meilleures amies depuis toujours. Elles sont les parias du lycée. Celles que l’on n’invite jamais aux soirées branchées, celles que l’on brutalise dans les couloirs, celles que l’on oublie toujours dans un coin. Lesbiennes et sans talents (dixit le film), elles ne bénéficient même pas de l’aura cool qu’ont les queer kids talentueux de leur âge. Pourtant cette année, elles ont décidé de prendre leur vie sentimentale en main et d’enfin aborder leur crush respectif, deux cheerleaders populaires, Isabel et Madison. Pour ce faire, elles montent par inadvertance un cours d’autodéfense ou fight-club au féminin pour choper de la « bonne meuf ».

Le pitch de départ de cette comédie surréaliste et politiquement incorrecte emprunte au scénario le plus éculé et potache de la comédie adolescente nord-américaine. Genre particulièrement traversé par des histoires d’hormones, d’amitié, de popularité et de mensonges, il est surtout le terrain de jeu privilégié des expériences masculines. Ainsi, PJ et Josie se placent en petites cousines de héros bien travaillés par leurs hormones, oscillant entre la figure du geek puceau maladroit et de l’obsédé sexuel aux combines délirantes, à l’image de Michael Cera (Juno, Supergrave), Jonah Hill (Supergrave), Jesse Eisenberg (Adventureland), Jason Biggs ou Seann William Scott (la franchise American Pie), ou encore Jon Heder (Napoleon Dynamite).

C’est sur ces bases complètement balisées qu’Emma Seligman fait du neuf avec du vieux. Elle nous offre une alternative féminine violente et jouissive. Exit les bons sentiments de certaines comédies pop calibrées pour les plateformes et vidées d’ambivalence. On sent ici l’héritage tutélaire et presque obligatoire de John Hughes, père des teen movies, savamment mélangé avec les comédies américaines coécrites par le duo Seth Rogen-Evan Goldberg et réalisées par Judd Apatow ou les frères Farrelly. À cette formule vient s’ajouter tout un pan d’histoires et de personnages adolescents explorés, pour le meilleur et (parfois) pour le pire, par les productions des années 2010-2020 en quête de représentations inclusives  – la série Glee (2009-2015) de Ryan Murphy en tête. Bottoms est issue de ce riche lignage et n’a presque pas d’équivalent, si ce n’est le très beau Booksmart (2019) d’Olivia Wilde, qui lui aussi, mettait en scène un autre duo d’adolescentes bizarres, féministes et queer dans une comédie astucieuse.

Copyright Orion Pictures

Sucker Punch

Coécrit avec l’actrice et scénariste Rachel Sennott, Bottoms met les pieds dans le plat. Chaque mouvement de caméra et chaque composition de cadre sont mis au service de la réalisation truffée de détails de Seligman. Les répliques fusent et les punchlines sont aiguisées. Dans cette relecture aux accents de farce, tout le microcosme et la hiérarchie ultra-codifiés des lycées américains en prennent pour leur grade. Ici, les jeunes hommes sont des cry-babies aux épaules larges de quarterback et à l’ego aussi fragile que leur masculinité. Les jeunes femmes sont tantôt des monstres d’anxiété et d’égoïsme, tantôt des bagarreuses ultra-violentes à la sororité contagieuse.

On est ébloui par la liberté qu’accorde Seligman à tous ses personnages féminins. On n'avait jamais vu autant de bêtise, de lâcheté, d’opportunisme et de tendresse accordées à deux adolescentes. Ayo Edebiri et Rachel Sennott forment un duo facétieux, aux outils comiques complémentaires. Les seconds rôles ne sont pas en reste – en particulier Nicholas Galitzine, excellent dans la peau du jock décérébré.

Bottoms trouve sa sororité dans une expression nouvelle à l’écran : celle de la violence. Le cinéma n’avait jamais montré des jeunes femmes portant bleus et ecchymoses comme des badges d’honneur – à part dans la très bonne série GLOW créée par Liz Flahive et Carly Mensch (2017-2019). Habituellement synonyme de violences conjugales ou intrafamiliales sur les corps meurtris des femmes, les plaies ouvertes sont ici symboles d’appartenance et d’émancipation. Seligman dessine progressivement les contours de figures féminines innovantes. On accueille avec beaucoup d’enthousiasme ce récit à la voix novatrice et aux élans libérateurs.

LISA DURAND