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ENTRETIEN AVEC CLARA ROQUET - Libertad

Libertad est le premier long-métrage de la réalisatrice espagnole Clara Roquet, il avait déjà été présenté à la Semaine Internationale de la Critique au Festival de Cannes 2021. Nous avons pu nous entretenir avec elle, lors de son court passage en France pour la promotion du film.

Quelle est la genèse du film Libertad ?

Clara Roquet : La genèse du projet vient d’un de mes précédents court-métrages « El Adios » (2015). C’est l’histoire d’une femme bolivienne qui vient en Espagne pour s’occuper de familles espagnoles et notamment de personnes âgées. Dans le court, je me focalise sur la journée où cette personne âgée meure et ce qui se passe ce jour-là.

Pour cela, je me suis inspirée de ma relation avec ma grand-mère, qui avait Alzheimer, et de l’aide soignante qui s’occupait d’elle. J’ai fait beaucoup de casting avec des actrices non professionnelles et le plus souvent leurs situations étaient similaires. J’ai découvert qu’il y avait un trauma en elles, dû au fait qu’elles avaient dû laisser derrière elles leurs familles à l’étranger pour venir en Espagne s’occuper de familles aisées. Ces histoires m’ont beaucoup touchées et j’y ai évidemment vu une métaphore des différences de classes et de privilèges.

Pourquoi avoir voulu faire un film sur l’adolescence ?

C.R : Je pense que l’adolescence est un moment intéressant parce c’est là qu’on crée sa propre identité et en général contre l’identité dont on hérite de ses parents. C’est également un moment où on se rend compte des identités et des différences de classes, qu’on se rend compte qu’on ne bénéficie pas tous des mêmes privilèges. C’est cet instant précis qui m’intéressait et que je voulais raconter.

Nora doit faire des choix déterminants : soit se construire en gardant l’identité familiale, en reproduisant leur schéma et en perpétuant leurs préjugés ; soit trouver sa propre personnalité et faire ses propres choix en tant qu’individu, seule. La relation d’amitié adolescente permet de casser cet héritage automatique et d’ouvrir des possibilités d’ailleurs.

Tu as crée un mini matriarcat dans ton film, est-ce que c’était un choix volontaire ?

C.R : Dès le début, je voulais raconter la relation mère/fille, et mettre en parallèle ces paires de mères et de filles, mais également Angela, Teresa et Rosana et leur relation presque filiale et complexe. Du coup, les hommes sont restés, de manière organique, au second plan, presque hors-champ, sans que je le veuille vraiment. Pendant longtemps les hommes ne se sont pas occupés de prendre soin de personnes âgées au sein de leur famille et ne se sont pas occupés des problématiques concernant l’intérieur des foyers.  Ce sont les femmes qui ont toujours tout fait. Je m’inspire aussi de ma propre expérience sur ce sujet. J’ai pu constater que les métiers de soin et d’accompagnement sont souvent féminins. 

Est-ce que tu te considère comme féministe ? Ton cinéma l’est-il ?

C.R : Oui, je suis féministe, parce qu’à mon sens, il n’y a pas d’autre manière de vivre. Nous devrions tous l’être. Je n’ai pas pris en amont la décision de ne nommer que des femmes en chefs de postes sur mon tournage. Je ne l’ai pas forcé, mais je voulais simplement travailler avec mes amies et je précise d’ailleurs qu’il y a beaucoup de talentueuses techniciennes en Espagne. J’étais ravie de constater qu’au final, c’était aussi la meilleure équipe possible pour mon film.

Je ne peux pas vraiment comparer avec d’autres films sur le ratio hommes/femmes sur un plateau de tournage car c’est mon premier long-métrage, mais j’ai pu sentir que l’atmosphère était différente, et beaucoup de membres de l’équipe de tournage me l’ont dit. Les femmes, je trouve, partent plus de la communauté et de la coopération pour travailler plutôt que de la hiérarchisation ; elles font preuve de plus d’empathie. Je précise que ce n’est pas seulement parce qu’elles sont des femmes, mais juste des bonnes personnes.

Tu représentes une pluralité de femmes et leurs différences, notamment d’âges. Était-ce important d’avoir ces profils différents ?

C.R : Pour moi c’est très important car le cinéma, avec exclusivement des jeunes gens et des jeunes corps très beaux, ce n’est pas la vraie vie. Toutes ces peaux différentes, ces visages différents, j’ai tendance à plus y croire et à ressentir une certaine empathie pour eux. C’est aussi une représentation plus honnête. J’aime surtout les mains, et avoir les mains d’une vieille femme comme Angela et l’actrice qui l’interprète, avec toutes ces textures, je trouve ça si beau.

Pourquoi avoir choisi Lloret de Mar et la Costa Brava comme décor ? Pourquoi se concentrer sur ces paysages ?

C.R : La réponse va être courte et simple. J’ai passé tous mes étés là-bas, dans ces habitations entre Lloret de Mar et Blanes. Je connais très bien tous ces espaces, ce qui m’a permis d’être spécifique et plus dans le détail pour mieux montrer les choses. Je pense que lorsque le cinéma est comme ça, il atteint l’universalité.

« Pendant longtemps les hommes ne se sont pas occupés de prendre soin de personnes âgées au sein de leur famille et ne se sont pas occupés des problématiques concernant l’intérieur des foyers.  Ce sont les femmes qui ont toujours tout fait »

J’aime beaucoup la fin du film, cruelle mais poétique. Pourquoi avoir choisi cette fin brutale ?

C.R : La fin est assez heureuse et positive à mon avis. Surtout pour Rosana et Libertad, qui vont enfin pouvoir vivre ensemble, c’est une vraie libération. Nora va pouvoir aussi apprendre qu’elle n’a pas vraiment compris son amie et qu’elle ne l’a pas bien traitée, qu’elle aura sûrement des regrets. Peut-être, dans le futur, elle se rendra mieux compte qu’il ne faut pas reproduire les schémas parentaux . Il y a de l’espoir pour Nora ! (elle rit)

Avais-tu des références particulières pour ton film ?

C.R :  J’aime beaucoup le travail du peintre danois Vilhelm Hammershoi qui m’a pas mal influencé pour le film. J’aime le cinéma de Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu,...), Alice Rohrwacher (Heureux comme Lazzaro) et Lucrecia Martel (Zama). En Espagne, j’adore le travail des réalisateurs Víctor Erice (L’esprit de la ruche) et Carlos Saura (Cría Cuervos), mais surtout je suis une grande admiratrice de Ingmar Bergman (Persona,...), dont j’ai vu les films, plusieurs fois.

Remerciements à la traductrice Victoria Saez présente lors de cet entretien.