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CONANN - Bertrand Mandico

Copyright UFO Distribution

Abîmes glissants

Conann est une relecture plus féminine que féministe du mythe de Conan le barbare tant son réalisateur, Bertrand Mandico, ne peut s’empêcher de fétichiser les éléments de sa mise en scène, des décors jusqu’aux actrices, pour aller jusqu’au bout de sa proposition artistique. Reste qu’il demeure un réalisateur au pouvoir d’attraction, qui, en proposant du spectaculaire et du bizarre, renouvelle notre curiosité à son égard.

Ça tombe à point nommé ! C’est l’énigmatique saison de l’automne qui accueille la sortie en salles, ce mercredi 29 novembre, du métaphysique Conann de Bertrand Mandico. Théâtral et viscéral, le film s’attaque au mythe de Conan le barbare avec une ambition féministe pour nous plonger avec ironie et poésie dans les abîmes des questions existentielles sur la vie et l’humanité. On voit ainsi défiler six actrices aux voix, visages et couleurs de peau différentes, toutes chargées d’incarner Conann à travers les âges du personnage et du monde, poétique métaphore de la réincarnation. 

Tout au long du film, les protagonistes et les spectateurs sont saisis par la même quête de sens : comprendre les règles d’un jeu, la vie sur terre, dont le maître, Bertrand Mandico, en disperse des versets. C’est ainsi un portrait grinçant et cynique qu’il tire de l’humanité dans laquelle les êtres tentent, à tout prix, de vaincre leur propre fatalité : la mort. Le réalisateur s’amuse ainsi à les accuser des pires ignominies – une soif d’immortalité conduisant au cannibalisme, ou encore à sacrifier la vie d’êtres aimés pour se sauver.

Dans toute cette barbarie, il existe des moments de répit : Conann offre des moments de grâce suspendus au-delà du temps, permis par le langage éclectique de son réalisateur qui emprunte avec liberté aux codes du cinéma, du théâtre, de la photographie et, dans une moindre mesure, de la bande dessinée. Sur le Clair de lune de Debussy, Christa Theret nous apparaît, comme un ange, prête à venir libérer son passé et incarner la nouvelle Conann, une version renforcée du personnage. Cette incarnation se scelle par un baiser, fusion puis réconciliation qui forme le pont entre le passé et le futur sous une pluie de paillettes argentées. 

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Sans y parvenir avec autant de justesse que Julia Ducournau dans Titane ou que Justine Triet à travers la figure trouble de Sandra Hüller dans Anatomie d’une chute, Bertrand Mandico essaye lui aussi une rupture avec l’héritage judéo-chrétien de la pureté féminine en incarnant la barbarie au féminin. Malheureusement, le remplacement du héros viriliste par des femmes ne suffit pas à les libérer d’un regard masculin et parfois misogyne. C’est ce même regard qui fait l’association entre puissance féminine et sexualité, au risque de parfois glisser dans une sexualisation à travers des choix de costumes orientés – body, bottes hautes, robe de chambre ou encore une salopette sur une poitrine nue. 

Et puis, la création d’un écosystème avec des décors presque aussi vivants et organiques que ses actrices résiste parfois à la création d’une subjectivité humaine : les protagonistes se retrouvent relayés au même statut que ces objets. Les bizarreries lui permettent certes de sortir du conformisme des identités genrées, mais le réalisateur recrée malgré lui une forme de soumission à son génie, à ses idées, à sa créativité. Tout semble ainsi organisé pour réaliser les visions fantasques du réalisateur, s’écartant peut-être de ce qu’il y a de meilleur dans le cinéma, le pouvoir d’identification aux personnages. Bertrand Mandico se perd ainsi dans l’étrangeté au prix de l’individualité et nous éloigne, avec regret, du sujet : l'humanité et sa cruauté. Mais si la proposition féministe est lacunaire, on ne peut enlever à l’expérience Mandico la particularité d’être toujours aussi folle de créativité, libre et nouvelle dans le cinéma francais.

VICTORIA FABY