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LA NUIT DES FEMMES - Kinuyo Tanaka - Lumière 2021

Le crépuscule de l'humanité

On connaît Kinuyo Tanaka en tant qu’actrice, mémorable devant la caméra de Mizoguchi en plein âge d’or du cinéma nippon. Une carrière impressionnante, de près de deux cents films, qui parcourt autant le cinéma muet que la télévision. À l’apogée de sa carrière, tout juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Kinuyo Tanaka passe à la réalisation. Une décision qui se fera non sans obstacles dans une industrie majoritairement masculine. Elle succède à Tazuko Sakane et devient la première femme cinéaste d’après-guerre au Japon, avec un premier long-métrage, Lettre d’Amour, en 1953, qui contait, à travers un subtile mélodrame, la douleur de la guerre. On y trouve déjà un regard unique sur la condition féminine, notamment dans ses seconds-rôles de prostituées, farouches et indomptables. 

En 1963, Kinuyo Tanaka leur consacre le plus bel hommage dans la Nuit des Femmes, son avant dernier long-métrage. Alors qu’une loi anti-prostitution est appliquée au Japon, le pays voit s’ouvrir des centres de réinsertion, permettant aux prostituées de réintégrer la société. La réalisatrice part ainsi à la rencontre de véritables prostituées et espère dans son film, avoir pu “montrer l’humanité de ces filles” (Réalisatrice de l’âge d’or du cinéma japonais, Pascal Alex Vincent, Carlotta), devenues parias dans une société conservatrice. 

Une sororité boiteuse

La Nuit des Femmes s’ouvre dans l’un de ces centres, lors d’une visite d’un groupe de femmes de la bourgeoisie. La promenade prend des allures de visite zoologique : les prostituées sont regroupées en fonction de leur tâche, et les box - car le cadre les enferme dans des sortes de compartiments - défilent au fur et à mesure. Plus qu’une question de genre, c’est aussi une question de classe sociale qui empêche ces prostituées de s’insérer dans la société. L’écart entre ces groupes de femmes s’incarne dans une barrière invisible qui, lorsqu'elle est franchie, ne provoque que dégoût et indignation du côté de la bourgeoisie. Mais Kinuyo Tanaka ne s’arrête jamais aux apparences, et décide de franchir cette frontière pour intégrer son récit au cœur d’une sororité imparfaite, mais bien présente. Avec un regard toujours bienveillant et dénué de jugement moral, le film esquisse les portraits complexes de prostituées à travers leur volonté d’indépendance. 

Ce qui frappe dans La Nuit des Femmes, c’est sa faculté à montrer de vraies gueules de cinéma. Les visages des prostituées sont certes marqués par la vie, mais sont profondément vivants, et surtout actifs. Dans un récit quasiment exclusivement féminin où les hommes ne sont que de passage, Kinuyo Tanaka offre un regard pluriel sur les femmes. Les prostituées sont filmées avec une certaine bestialité, qu’on associerait à une idée de la virilité : elles se battent, jurent et fument. Mais la caméra capte surtout leur corporalité, très expressive, à travers laquelle passent toutes leurs émotions. Si tout n’est pas rose dans ce centre de réinsertion, il apparaît comme un refuge, à travers une sororité boiteuse. Entre ces femmes hautes en couleur naît un attachement profond dû à leur condition : il n’y a bien qu’entre elles qu’elles retrouvent leur dignité, dans une sorte de micro-société dénuée des considérations morales qui leur pèsent tant dans le monde extérieur. 

Kinuko va subir de plein fouet la cruauté de la société, qui cherchera par tous les moyens à la ramener à sa condition de prostituée, et surtout, de femme pauvre. D’abord chez une marâtre acariâtre, la jeune femme va devoir se soumettre à un travail pénible, payé une misère, jusqu’à ce que son passé ressurgisse, et pour lequel elle sera virée. On a la douloureuse impression que l'ascension sociale, ou du moins la possibilité pour ces femmes de s’extraire de la pauvreté, leur sera toujours interdite. Et surtout, on les prive de s’émanciper de leur propre passé, qui pour la majorité, n’a jamais été un choix. C’est même toute la tristesse du film. On devine à Kinuko un passé éprouvant, auquel la société répondra par une autre forme de violence, celle de l’ostracisation. 

Lorsque Kinuko est envoyée à l’usine, elle n’y rencontre que des femmes qui abordent la sexualité, et même l’avortement, de manière décomplexée. Se sentant libre et en sécurité, elle révèle son passé. La frontière invisible réapparaît aussitôt : ce qui dérange, ce n’est pas le sexe, mais bien la pauvreté et une paradoxale pudibonderie. Leur punition sera d’une cruauté rarement égalée. Filmée comme un viol collectif uniquement féminin, découpant les corps avec brutalité et se focalisant sur l’immense peine de Kinuko, l’agression purement misogyne déshumanise la jeune femme en la punissant d’être femme : la cire brûlante versée sur son entre-jambe la ramène à l’image que la société se fait d’elle, à savoir, un objet de plaisir. 

Toute la force du film réside dans sa manière d’alterner entre situations oppressantes et séquences enchantées. À l’image de cette traversée en vélo, au tout début du film, où Kinuko semble redécouvrir le monde, et observe un train passer au loin, métaphore d’un espoir retrouvé dans le recommencement d’une vie nouvelle. Plus qu’un regard sociologique sur la prostitution, La Nuit des Femmes est avant tout la lutte bouleversante d’une femme pour recouvrer son humanité, et qui ne cherche qu’à être aimée.


Retrouvez notre couverture de la 13ème édition du Festival Lumière

Réalisé par Kinuyo Tanaka

Avec Hisako Hara, Akemi Kita, Chieko Seki

Japon, fin des années 50. Alors que la loi antiprostitution vient d’être votée, des centres accueillent désormais les femmes jugées aptes à se réinsérer dans la société. Au centre de Shiragiku, Kuniko, une ancienne prostituée épaulée par Madame Nogami, la directrice, commence un nouveau travail au sein d’une épicerie.

Rétrospective en salle en avril 2022