RENCONTRE AVEC AUDE-LÉA RAPIN – « Le plus difficile avec la science-fiction, c’est que le concept n’écrase pas les personnages »
© GIFF 2024 - Mei Fa Tan
Avec Planète B, la réalisatrice se lance dans la science-fiction politique à la française en auscultant toutes les peurs contemporaines. Venue présenter le film au festival de Genève, elle se confie sur ses ambitions et ses inspirations, dans un genre dominé par les productions américaines.
Comment avez-vous eu l’idée de cette histoire dystopique, dans laquelle des activistes écologistes se retrouvent dans une prison virtuelle, pendant qu’une migrante en situation irrégulière qui tente de récupérer des papiers va y atterrir par erreur ?
D’abord, j’avais un désir très fort de travailler sur le genre de la science-fiction, qui n’est pas une tradition du cinéma européen, essentiellement parce qu’on est écrasés par les grosses machineries américaines. Surtout la SF politique comme Blade Runner ou Matrix… ces films ont paralysé des générations de réalisateurs et de scénaristes. Mais je pensais que cela valait le coup d’essayer de le faire dans une économie qui serait la nôtre, donc évidemment ne pas jouer avec ce type de budget, et d’investir le manque de la science-fiction, à savoir les personnages féminins. Sur le propos du film lui-même, le vrai point de déclenchement a sûrement été d’abord Vladimir Poutine qui décide, en 2014, d’étendre la loi contre le terrorisme à tous ses opposants politiques. C’était une manière de tuer dans l'œuf une société toute entière. Ensuite, cela a été l’utilisation en France du terme « éco-terrorisme ». Tout d’un coup, on renvoyait dos à dos le terrorisme islamique, des gens qui viennent tirer sur des terrasses de café ou dans des salles de concert à la kalashnikov, et des gens qui s’attachent à des arbres pour défendre un territoire ou l’accès à l’eau. Ça me semble être une invention politique extrêmement grave, et je voulais m’interroger sur ce glissement de nos démocraties. Le point d’entrée de l’histoire, c’était la façon dont l’État de droit glisse doucement mais sûrement. J’ai une forme d’admiration, ou en tout cas de bienveillance, pour les lanceurs d’alerte, ces gens qui, chacun dans leur champ de compétence, prennent à bras-le-corps une cause au mieux moquée, au pire criminalisée.
Planète B brasse beaucoup de sujets. Vous parliez du terrorisme mais il y est aussi question d’immigration et de nouvelles technologies. Comment réussir à garder une cohérence à l’écriture ?
Il est vrai que sur des projets comme ceux-là, il faut être précis, il y a peu de place pour l’improvisation sur le plateau de tournage donc le scénario devient hyper important. C’était moins le cas sur mes précédents films, où il faisait plus office de boussole, parfois à peine écrit. Il fallait que j’imbrique deux histoires, que je traverse deux mondes en permanence. J’ai écrit seule et en même temps très accompagnée. J’ai fait appel à des amis pas du tout dans le cinéma, mais aussi à Virginie Despentes ou à des consultants. Certains m’ont aidée à explorer les personnages, d’autres divers aspects de la science-fiction, comme quelqu’un qui avait travaillé dans l’armée et est spécialiste de la guerre numérique. Il m’a permis de déployer la base militaire qu’on voit dans Planète B et la scène où on met littéralement à nu les gens qui y entrent et en sorte pour être sûr que personne n’a d’objet connecté sur lui. J’ai aussi discuté avec un journaliste irakien qui a fui son pays du jour au lendemain et a vraiment fait naître le personnage incarné par Souheila Yacoub. L’avoir suivi sur les deux ou trois ans d’écriture m’a donné plein de clefs pour créer non pas une victime mais une vraie héroïne de film, qui rende grâce à tout un tas de femmes qui déboulent de plein d’endroits de cette planète en ayant des vies, des identités, un background intellectuel, et se retrouvent dame pipi dans les gares ou femmes de ménage. Cela a été un long processus car la chose la plus difficile avec la science-fiction, c’est que les concepts n’écrasent pas les personnages.
Le film est construit autour de deux ambiances très différentes : la réalité, dans laquelle la ville ressemble à un gigantesque squat, très sombre, et la prison virtuelle, extrêmement lumineuse. Comment avez-vous pensé ces atmosphères ?
Dès le départ je voulais construire deux mondes radicalement différents pour qu’ils se répondent en permanence. La réalité de 2039 m’apparaissait assez claire, avec une paupérisation de la société. À un moment, quand on pensait le futur, on imaginait des voitures dans le ciel. Je n’y crois plus, je pense même qu’il y a de fortes chances pour qu’il n’y ait plus du tout de voiture. La noirceur vient aussi des personnages cantonnés à la clandestinité ou au travail de nuit. En face, je voulais créer une prison où on ne l’attend peut-être pas. Cette carcéralité à ciel ouvert renvoie en réalité à un certain état du monde aujourd’hui, avec des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord. Avoir l’impression d’un enfermement dans un endroit ouvert me semblait être un pari intéressant en termes de narration et de mise en scène. Et puis on peut imaginer qu’en 2039, la société aura tiré les conséquences des expériences de Guantanamo ou d’Abou Ghraib [la prison située près de Bagdad dans laquelle des exactions ont été commises par l’armée américaine, ndlr]. Il faudra vendre une vitrine acceptable de la carcéralité.
© Les Films du bal/Wrong men
Comment avez-vous élaboré le décor de la prison dans le film ?
C’est un hôtel sur la Côte d’Azur. J’ai atterri dans ce lieu complètement par hasard et il y avait quelque chose de très étrange, une imagerie presque de jeux vidéo. On pourrait croire qu’on est au Brésil, en Italie… Tout de suite, j’ai imaginé que quelqu’un se réveille ici sans savoir comment il y avait atterri ni comment en sortir, et cela a aussi été le moteur du film. On a fini par tourner là-bas, ce qui est très cool car généralement, entre le moment où on a une idée et le tournage, il s’écoule plusieurs années.
Et en même temps, dans le genre de la science-fiction, beaucoup de choses se jouent en post-production…
Avec un film comme ça, c’est comme si l’écriture continuait après le tournage. On a des effets spéciaux, une trame sonore qui s’ajoutent… C’est vrai qu’au départ, c’est beaucoup d'abstractions. Par exemple, on a toute une partie tournée en nuit américaine, donc de jour mais qui deviendra de nuit à la fin. J’ai découvert ce que cela pouvait donner deux mois après le tournage.
Vous faites des choix forts de mise en scène, avec beaucoup de plans serrés, de caméra à l’épaule. Était-ce aussi un moyen de vous défaire des références écrasantes américaines dont vous parliez ?
Quand j’ai réfléchi à l’image du film, j’ai rapidement éliminé toute grandiloquence. On n’allait jamais réussir à aller sur le terrain d’un Blade Runner ou d’un Matrix avec un budget cent fois moins élevé. Et puis je ne voulais pas non plus faire un Black Mirror, pas vendre un concept. Ce que j’ai à proposer, c’est une histoire intime, une histoire de rencontres, de clandestinité. Donc il fallait être proche des deux femmes [la militante écologiste incarnée par Adèle Exarchopoulos et la migrante jouée par Souheila Yacoub, ndlr]. Naturellement, mon choix de cheffe opératrice s’est porté sur Jeanne Lapoirie, qui ne venait pas du tout du cinéma de genre mais avait fait de très belles choses sur 120 battements par minute, de Robin Campillo, ou des films de Catherine Breillat. Ça m’intéressait de contourner le genre avec ce type de photographie. Je me méfie beaucoup de la copie des Américains. C’est difficile de trouver son propre langage, son propre ADN.
Même en voulant vous en éloigner, aviez-vous des inspirations, des références ?
J’avais complètement oublié en écrivant l’existence du film Punishment Park [de Peter Watkins, sorti en 1971], ou Les Fils de l’homme [d’Alfonso Cuaron, sorti en 2006]. Pourtant ils m’ont beaucoup marqué et en y repensant, je me dis que cela a dû me travailler. Si on prend le second, la façon dont il dépeignait la réalité de demain de façon naturaliste, avec une paupérisation de la population, c’est ce qui est aussi à l'œuvre dans ma façon de traiter les rues de Grenoble dans Planète B. Je n’ai pas que des références américaines : j’aime beaucoup aussi Bacurau [film brésilien de Kleber Mendonça Filho, sorti en 2019] ou les films coréens, notamment Bong Joon-Ho. Mais c’est vrai que du côté de l’Europe, il est plus difficile de trouver des ponts. On a tout un cinéma fantastique, tout un cinéma d’horreur, y compris fait par des femmes, mais sur des épopées de SF en prise avec une époque, c’est plus rare.
Plus rare au cinéma, en revanche, il y a une tradition littéraire…
Tout à fait, que ce soit Pierre Bordage, Alain Damasio... Mais le point commun reste l’absence quasi-totale de personnages féminins pour porter ces histoires. Depuis quelques années, on se donne le droit de faire autrement. Et j’espère que les spectateurs n’auront aucun mal à s’identifier à des personnages de femmes, comme les femmes de ma génération, et des générations précédentes, se sont identifiées pendant des années à des protagonistes masculins. Le combat n’est pas seulement dans la représentation. La bataille culturelle, c’est aussi de faire en sorte qu’un homme se sente pas cantonné à voir un film féministe mais un film tout court.
© Les Films du bal/Wrong men
Vous n’avez pas seulement un casting féminin, vous avez aussi un casting très divers, avec des acteurs et actrices du Maroc, du Rwanda…
En ouvrant le casting du film, c’était d’une évidence totale. Ce n’est même pas un choix de ma part, c’est l’inverse. Si aujourd’hui, on veut faire un casting purement blanc et masculin, il faut le vouloir. Pour moi, on ne peut pas séparer ces deux représentations, celle des femmes et de la diversité, même si je ne suis pas sûre d’aimer ce mot. Et il faut aussi faire attention aux équipes derrière. C’est important de les féminiser, de brasser tous les horizons. Sur Planète B, il y avait beaucoup de femmes cheffes de poste.
Quel est selon vous le rôle du cinéma dans ce contexte de crises à répétition que vous exacerbez dans le film ?
Parfois, dans les moments pénibles, j’ai l’impression qu’on ne sert à rien. On est dans une bataille idéologique très forte, dans des sociétés clivées, et malheureusement je pense que la bataille culturelle n’est pas gagnée. J’en ai pris conscience en entendant Jordan Bardella parler en juin dernier de mettre la culture au bon endroit car nous serions des wokistes gauchistes partisans. Ces discours-là, on ne les entendait plus depuis le nazisme. On se demande où est passé le monde d’André Malraux. Je continue de penser qu’on sert à rassurer les gens qui ont toujours une idée de la culture comme contre-pouvoir à toute possibilité de fascisme. À sauver aussi des enfants qui grandissent dans des familles où ils n’ont pas ces représentations. Mais pour cela, il faut entrer dans les foyers, donc je suis très contente d’avoir Netflix en partenaire sur le film, sans que cela empêche une sortie en salles.
Et pour vous, personnellement, à quoi cela vous a servi de faire ce film ?
Le cinéma en général a été pour moi un immense moyen d’expression. J’ai grandi dans une campagne perdue, à mi-chemin entre Sainte-Soline et Notre-Dame des Landes, dans une Vendée villiériste. C’est vous dire le climat dans lequel j’ai évolué… Aujourd’hui, j’ai une petite fille de huit ans et le monde dans lequel elle va grandir me paraît vertigineux. Planète B a exorcisé des peurs mais cela me sert aussi à m’évader, tout en suscitant des discussions. Qu’on l’aime ou pas, c’est un film qui permet de se dire des trucs en sortant.
Propos recueillis par Margaux Baralon