ENTRETIEN AVEC CÉCILE DUCROCQ - Une Femme du Monde
À l'occasion de la sortie en salle le 8 décembre du film Une femme du monde, nous avons pu rencontrer sa réalisatrice Cécile Ducrocq et d'échanger sur la représentation de la prostitution à l'écran.
D’où vient cette envie de représenter une prostituée d’aujourd’hui ? Comment est né votre intérêt pour ces femmes ?
Cécile Ducrocq : Chez moi, un film vient toujours d’images ou de rencontres. Deux images m’ont marquée pour ce film. Tout d’abord, j’avais vu des prostituées noires dans des camionnettes, un peu par hasard, dans une contre-allée à Lyon, et j’avais été très marquée par cette image, parce que c’était à la fois une image belle et atroce. Atroce parce qu’on imagine tout ce qu’il y a derrière ces femmes, toute leur histoire, comment elles sont arrivées là. Et belle parce que ces femmes, souvent très maquillées, exercent dans leurs camionnettes qu’elles illuminent avec des bougies. J’ai trouvé qu’il y avait quelque chose d’insolite et très beau là-dedans. Et puis, ça racontait quelque chose sur le monde, sur la mondialisation, parce que la figure de la prostituée raconte toujours son époque, c’est ça qui est intéressant. L’autre image, c’est une rencontre avec Marie-France, une prostituée de la rue Saint-Denis qui exerce avec la photo de son fils au-dessus de son lit, et ça, ça m’avait bouleversé. Comme une conne, je m'étais demandée « comment on peut être prostituée et avoir un enfant ? », avant de me reprendre aussitôt car, évidemment, qu’on peut être prostituée et avoir un enfant. Enfin, il y a aussi l’image manquante. J’ai grandi à Paris, j’ai toujours vu des prostituées aux coins des rues, que ce soit à Belleville, rue Saint-Denis, au Bois de Boulogne, et en même temps on n'en parle jamais, elles sont complètement invisibles. Tout ça fait que ça m’a poursuivi et qu’une histoire a commencé à naître, celle de Marie, prostituée, mais surtout une histoire d’amour entre elle et son fils.
Vous avez représenté un personnage de prostituée, mais aussi et avant tout une mère. Vous aviez aussi envie de parler de maternité et des difficultés qui se posent aux mères célibataires sans argent ?
C.D : Complètement, d’ailleurs c’est pour ça que ça s’appelle Une femme du monde, c’est que c’est une femme universelle, avant d’être prostituée, elle est avant tout mère, et le film raconte comment elle va se battre pour son fils. C’est une femme normale, qui vit des situations concrètes et normales, elle va chez le banquier, elle rencontre la conseillère d’orientation de son fils, elle essaye de grapiller de l’argent là où elle peut. Évidemment, elle ne fait pas un métier comme un autre, même si la singularité de son métier vient plutôt de ce que la société lui renvoie. Elle considère que c’est un métier presque comme les autres et, s’il est plus violent et plus rude, c’est à cause des lois, et pas parce qu’elle l’a choisi elle.
Vous dites que Marie n’est pas une victime mais d’un autre côté, sa banque ne lui accorde pas de prêt, son entourage non plus, l’école de son fils ne lui accorde aucun délai.. Elle est tout de même victime d’une société excluante non ?
C.D : C’est vrai, mais elle n’est pas une victime dans le sens où elle ne se considère pas comme une victime. Bien sûr, il faut tracer une ligne très forte entre les prostituées qui travaillent pour un maquereau, qui sont dans des réseaux mafieux, toutes les étrangères qu’on voit et qui sont mises sur le trottoir contre leur gré, et qui sont des victimes. Concernant Marie, c’est un métier qu’elle a choisi, quelles que soient les circonstances. Ce que disent les travailleuses du sexe, « quand c’est non, c’est non, mais quand c’est oui, c’est oui », est très important parce qu’on ne peut pas leur retirer leur libre-arbitre. Décider à leur place que même si elles disent qu’elles sont consentantes, ce n’est pas vrai, c’est leur retirer leur libre-arbitre et les infantiliser, et ce n’est pas possible, on ne peut parler à leur place. Il faut prendre en compte celles qui disent qu’elles sont consentantes et qu’elles préfèrent faire ce métier plutôt qu’un autre, et qu’elles sont bien dedans. Marie est une victime par le regard que portent les gens sur elle, c’est une victime car elle travaille et paye des impôts mais elle n’a pas le droit à un prêt, parce qu’elle n’a pas de bulletin de salaire. C’est une victime parce qu’elle cache qu’elle est prostituée, parce qu’on les regarde encore comme des moins-que-rien. Et c’est une victime aussi parce que son métier est dangereux. Mais c’est dangereux parce qu’elle n’a pas de protection légale, parce qu’il y a quelque chose d’absurde dans la loi de pénalisation des clients, qui dit globalement « on a le droit de se prostituer mais les clients n’ont pas le droit d’y aller ». Intellectuellement, c’est absurde, soit on interdit la prostitution soit on la tolère mais on ne peut pas faire cet entre-deux, je ne comprends pas encore comment c’est possible. Toutes les études montrent que cette loi n’a aucun effet positif, il n’y a pas moins de gens qui vont voir des prostituées, et il y n'a pas moins de prostitution. En revanche, il y a plus de criminalité parce qu’elles sont obligées d’aller dans des endroits à l’abri des regards et c’est là que ça les précarise.
L’histoire du cinéma compte de magnifiques personnages de prostituées : Belle de jour, Mamma Roma, Apollonide. Quelles ont été vos références pour écrire le personnage de Marie ?
C.D : Je n’avais pas de références, évidemment j’avais vu ces films-là que j’adore, j’avais vu aussi Les Nuits de Cabiriade Fellini, et Mamma Roma, qui est bouleversant.
On retrouve de l’exubérance d’Anna Magnani chez Laure Calamy.
C.D : Ça c’est elle qui a apporté ça, elle avait envie de jouer un personnage qui parle de cette manière, c’était déjà un peu dans le scénario, mais à un moment elle parle en italien parce qu’elle en avait envie. Après, ces films ne sont pas des références parce que justement le personnage de la prostituée au cinéma est un archétype. Donc, dans ces films, les prostituées sont des femmes qui veulent sortir de la prostitution, dans Mamma Roma, elle dit que c’est la dernière passe, dans Les nuits de Cabiria aussi, et moi je n’avais pas envie de raconter des histoires de victimes qui cherchent à sortir de la prostitution. Il y a un autre volet de la cinématographie qui les glamourise complètement, un peu à la Verhoeven avec Showgirls, et je n’avais pas non plus envie de tomber dans le côté soi-disant glamour de la prostituée, car je ne fantasme pas du tout la prostituée, je n’ai pas ce regard-là sur elles. Mon envie, c’était d’en faire un personnage normal, une femme normale.
J’ai l’impression que Marie se jette à corps perdu dans la construction d’un avenir pour son fils comme s' il s’agissait de sa propre survie. Est ce que son fils ne serait pas son lien avec le monde, qui exclut ses prostituées ?
C.D : C’est surtout qu’elle ne veut pas faire payer à son fils les choix qu’elle a faits. Elle, elle assume, elle n’a aucun problème avec ça. Je disais tout le temps à Laure Calamy « c’est un personnage qui est à l’aise partout », donc même quand elle est dans les salons bourgeois de l’école de cuisine, elle est bien, elle se sent à sa place. D’ailleurs, quand son fils lui dit « c’est pas une école pour nous, c’est une école pour bourges » elle lui répond « non c’est une école pour nous ». Elle est à l’aise chez un banquier, même si elle s’en prend plein la gueule. En revanche, être « fils de pute » c’est tout sauf facile. Déjà que traverser l’adolescence c’est compliqué mais quand ta mère fait ce métier là, c’est difficile. Elle n’a jamais caché le métier qu’elle exerçait à son fils mais c’est normal que lui ne le revendique pas non plus. Et je pense que ce qu’elle ne supporterait pas, c’est que son fils ait une vie ratée à cause d’elle et de ses choix. C’est ce souffle de vie qu’elle veut donner à son fils, qui dit « ce n’est pas parce que je fais le métier que je fais que tu vas avoir une existence misérable ». Elle réussit à lui transmettre ce souffle de vie, son énergie, sa soif de pouvoir de tout faire, et finalement lui arrive à trouver sa place, en cela elle a réussi.
Comment a été reçu votre scénario ? La prostitution est un sujet tabou qui divise beaucoup, encore aujourd’hui.
C.D : En effet, la prostitution est un lieu où les opinions sont très différentes. J’ai eu des producteurs qui m’ont suivi très vite sur le sujet, ce ne sont pas eux qui sont les plus frileux, c’est davantage les guichets de financement. Ça a été difficile car entre mon court-métrage (NDLR : La contre-allée) qui avait le même personnage et ce film, se sont écoulés sept ans, alors que le scénario était prêt. Sept ans parce que financer un premier film c’est difficile, mais aussi parce qu’on me disait dans les commissions que c’était très dérangeant de faire un film sur une prostituée qui ne cherche pas à sortir de la prostitution. J’étais un peu naïve car je ne pensais pas que ça soulèverait autant de difficultés, mais force est de constater qu’il y a un regard très moral là-dessus, c’est-à-dire qu’on ne peut pas concevoir qu’une femme dise « je fais ce que je veux avec mon corps, et quand je dis oui c’est oui, et je préfère faire ça à un autre métier ». Evidemment, les femmes qui se prostituent ne sont pas des femmes de la haute bourgeoisie, qui ont le choix de leur métier. En général, ce sont des femmes qui n’ont pas fait d’études, qui sont en rupture, mais elles pourraient faire autre chose, et elles ne veulent pas car elles préfèrent faire ça. Pourquoi ? Parce qu’elles ont une liberté là-dedans, qui est de fixer leurs tarifs, de choisir leurs clients, de travailler à leur rythme et de faire ce qu’elles veulent, ce qu’elles n’auraient pas si elles étaient caissières par exemple. Et ça c’est très difficile à comprendre. Même si ce n’est pas un film sur la prostitution, la toile de fond a été un frein au financement du film.
La parole des prostituées, c’est une parole confisquée ?
C.D : Complètement. Sur la loi de 2016 sur la pénalisation des clients, les femmes et hommes - car il y a aussi des hommes qui se prostituent - du STRASS (Syndicat du travail sexuel en France), n’ont jamais été consultées. N’importe quelle profession est consultée avant une proposition de loi. Surtout qu’en politique, et dans les parlements, il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes. Même la tribune « Touche pas à ma pute » était, encore une fois, un cas d’infantilisation des prostituées, les hommes qui l’avaient signé disant en gros « laissez moi aller voir les putes », mais personne ne leur donnait la parole à elles. Et toutes les études sur cette loi montrent que c’est totalement inefficace. Il y a des stages de réinsertion pour les mecs qui vont voir les putes, non mais au secours !
Globalement, le regard sur la prostitution c’est toujours un regard moral. Ce que Laure Adler disait dans son très beau livre sur les maisons closes, c’est qu’on a l’impression qu’elles incarnent une soumission et en fait elles, ce qu’elles disent, c’est qu’elles sont extrêmement libres. Dans la première scène du film, quand Marie reçoit le client, c’est elle qui mène la danse, c’est elle qui lui dit ce qu’il faut faire, lui il est un peu affolé, parce qu’en fait ce sont elles qui mènent la danse, quand elles peuvent exercer librement. Si elles pouvaient être protégées par des lois ce serait mieux. Quand elles peuvent faire ça, elles sont maîtres du jeu. On a du mal à se dire que le corps peut être un instrument de travail. D’ailleurs, Virginie Despentes en parle très bien, elle a dit qu’elle s’était prostituée et qu’elle se sentait libre et que c’était pour elle une émancipation parce qu’elle faisait partie de celles qui avaient choisi ça.
Merci à Gustave Shaïmi et Mathilde Chatelain