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ENTRETIEN AVEC EMERANCE DUBAS - Mauvaises Filles

Copyright image : Les Films de l'Oeil Sauvage

En février 1945 apparaît une ordonnance où naît une justice spécifique pour les mineur⋅es, séparant l’éducation surveillée de l’administration pénitentiaire. En théorie, cette ordonnance est une avancée majeure au sein de la justice française. Dans les faits, elle creuse les inégalités de genre. Le système patriarcal a vite fait d’enfermer le comportements des jeunes filles dans une moralité religieuse : si elles sortent des normes, si elles paraissent difficiles, la congrégation du Bon Pasteur, une institution religieuse, se charge de ces “mauvaises filles”. Ces maisons de correction, qui sur le papier avait pour but de les accompagner sur le droit chemin, sont la continuité d’une violence systémique et patriarcale. Un silence assourdissant entoure ces lieux, fermés petit à petit à partir des années 70. La réalisatrice Emérance Dubas a retrouvé quatre victimes du Bon Pasteur et leur offre un espace dédié afin que leur parole soit enfin entendue. 

Elles s’appellent Michèle, Éveline, Edith, Fabienne. Elles ne se connaissent pas mais elles ont vécu la même expérience traumatisante : un passage dans une maison du Bon Pasteur. Elles témoignent devant la caméra et portent, toutes ensemble, une parole forte, emplie de résilience et de colère. Mauvaises Filles nous dévoile une histoire savamment ensevelie par l’administration. 

Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Emérance Dubas. Malgré une journée entière à répondre aux questions de journalistes, la voix un peu grésillante, les mots un peu hachés, la réalisatrice a répondu à nos questions avec humilité et émotion, à l’image de son documentaire. Nous avons parlé de pudeur, de choix de mise en scène pour ne pas ternir la puissance des témoignages qu’elle a recueillis. 


Mauvaises Filles raconte une histoire inconnue du grand public. Comment le sujet est venu jusqu’à vous ? 

Emérance Dubas : Le projet est né de ma rencontre avec l’historienne Véronique Blanchart. À l’époque, elle rédigeait sa thèse de doctorat sur l’histoire des Magdalene Sisters françaises. Quand elle m’a parlé de son sujet, je me suis dit que ce serait un projet de film incroyable et j’avais très envie de le réaliser. J’avais entendu parler des Magdalene Sisters, le film de Peter Mullan, sorti en 2003, mais j’ignorais qu’en France, il s’était passé la même chose. J’ai eu à cœur de faire exister cette histoire d’un point de vue documentaire, sur grand écran. 

Comment avez-vous trouvé vos intervenantes ? 

E. D : C’était un choix marqué, dès l’écriture du film, de travailler avec des femmes qui avaient fait un chemin intérieur. Ce qui leur permettait d’échapper à la colère sans pour autant être résignées. Entre d’autres termes, ce qui m’importait, c’était que, face à la force et à la violence des récits, ce soit le spectateur qui endosse cette colère. Ces quatre femmes se sont imposées à moi au fil de mes recherches et au fil de nos discussions. Surtout, elles avaient déjà fait quelques démarches, elles avaient déjà l’envie de partager leur histoire. C’était primordial pour moi de ne rien leur imposer. 

Comment avez-vous travaillé avec elles? Car ce qui frappe en premier lieu, c’est votre pudeur. Comment avez-vous trouvé cet équilibre entre réaliser un film — et donc avoir le pouvoir sur les images — et laisser le champ libre à vos intervenantes ? 

E. D : Merci de pointer la pudeur du film. J’ai une personnalité très pudique et je ne pouvais pas travailler autrement. Il y a aussi de la douceur dans le film et c’était important pour moi que le spectateur puisse aussi trouver sa place. C’est cette question qui m’a accompagnée pendant toute l’élaboration du film, en particulier au montage. Vous avez évoqué un mot très important, la question du pouvoir. J’ai beaucoup de mal avec l’autorité. Elles seraient plus à même de répondre mais il me semble qu’on était dans une relation symétrique, de part et d'autre de la caméra. Tout s’est fait de concert. On s’est surtout apprivoisées, on a appris à se connaître et à se faire confiance. Le cinéma documentaire, c’est un temps long, cela nous a permis de développer une véritable relation. Quand je suis arrivée à l’étape du tournage, je connaissais leur histoire. La caméra a vraiment fait un travail de catharsis. Quand elles se sont retrouvées dans le cadre, les récits ont pris une toute autre dimension. Ce qui m’intéressait, c’était d’arriver à une intimité de la parole, à une profondeur de la parole. Pour montrer en quoi l’intime est politique, notamment dans l’histoire des femmes. Surtout celles-ci.

Je pense que la pudeur se ressent aussi par la place que vous laissez aux silences et aux hésitations dans le cadre. 

E. D : Absolument. Les silences sont fondamentaux. Pour moi, c’était très important que la parole puisse se déployer, qu’on est toute sa course. Lorsque les femmes parlent, elles révèlent des images mentales, des images qu’on n’oublie pas. C’est intéressant ce que vous dites parce que l’un des enjeux du film c’était “comment filmer la parole ?”. En laissant justement ces temps de silence, cela permet d’être dans des images mentales. C’est par la parole qu’on a accès à un imaginaire. Au début du film, notamment dans la première séquence avec Éveline, on entend ma voix. C’était très important pour moi de l’inscrire dès le début, alors que je suis très discrète, pour établir d’emblée la question de la relation entre chacune des femmes et moi, au regard des spectateurs. Pour qu’ils comprennent qu’en s’adressant à moi, elles s’adressent à eux. 

Il y a aussi un équilibre par le biais de la mise en scène. Les quatre femmes qui témoignent dans le film n’ont aucun contact dans votre film, pourtant on a l’impression qu’une solidarité se crée parce que le film emboîte tous ces témoignages. Chacune possède sa singularité mais elles font corps avec une expérience commune.

E. D : Vous avez tout compris au film, merci beaucoup ! (rire)  Il se trouve que le film dresse le portrait croisé de quatre femmes qui ne se connaissent pas, pourtant elle partage la même expérience : le fait d’avoir été placée en maison de correction. Elles n’ont pas le même âge, elles n’étaient pas au même endroit et pourtant, elles racontent la même chose. Ce qui m’intéressait, c’est que, malgré la singularité des parcours, des personnalités aussi parce qu’elles ont des tempéraments très différents, les récits se rejoignent. En effet, l’idée c’était d’entrecroiser ces récits par le truchement du montage, pour montrer que la violence était systémique, elle était partout. C’est un film choral. C’est un choeur de femme qui raconte la même chose et c’est ce qui est le plus glaçant. 

Le film commence par un espace vide et abandonné que la caméra inspecte longuement, et le lieu revient fréquemment hanter le documentaire. Il me semble avoir lu dans le dossier de presse qu’il s’agit d’une des maisons du Bon Pasteur, à Bourges. Pourquoi ce choix de mise en scène ? 

E. D : Oui, vous avez tout à fait raison, c’est la maison du Bon Pasteur de Bourges. Je cherchais un lieu qui pouvait incarner le récit des femmes et qui permettait aux spectateurs d’éprouver concrètement ce qu’était l’enfermement. La maison-mère, à Angers, m’a toujours refusé l’accès. Je n’ai jamais eu l’autorisation de tourner. Au Bon Pasteur du Puy-En-Velay, là où a été placée Michèle, hormis la chapelle que l’on voit au début du film, le lieu a été transformé, c’est devenu la DDASS puis l’Aide Sociale à l’enfance, donc ça n’avait pas du tout d'intérêt d’un point de vue cinématographique. Jusqu’au jour où j’entends parler du Bon Pasteur de Bourges. C’est un lieu qui va être détruit au profit d’un projet immobilier et qui était resté en l’état, abandonné depuis les années 90, donc depuis une trentaine d’années. Quand je suis rentrée à l’intérieur … c’était vraiment le lieu que je cherchais. C’est un lieu archétypal, qui raconte très bien tous les autres établissements parce qu’il est séparé de l’extérieur, de la rue, de la ville et en même temps divisé à l’intérieur. C’est un lieu labyrinthique et donc j’avais envie de l’explorer à la caméra. Je me suis vite sentie limitée, le lieu était illisible pour moi. J’ai fait une autre enquête et j’ai fini par rencontrer Edith. Comme c’est une dame qui a 95 ans, qui n’est plus en mesure de se déplacer, je lui ai demandé qu’elle me raconte le chemin qu’elle empruntait enfant depuis la porte d’entrée jusqu’à son lit. En traversant mentalement les espaces, elle m’a raconté la vie à l’intérieur. Ce n’est pas un film historique mais mémoriel, sur les traces émotionnelles mais c’était important aussi qu’il y ait une expérience concrète du placement dans ces établissements pour le spectateur. 

Ces séquences s’opposent aux rares images d’archives que vous montrez. Éveline feuillette un magazine où le Bon Pasteur est présenté positivement, où les filles sont mises en scène. Était-ce important de revenir sur ces archives pour rétablir la vérité ? 

E. D : En effet, il y a trois séquences de ce registre là qui interrogent l’institution. À la fois la mise en scène, à l’intention de l’extérieur, mais aussi le regard que l’institution pouvait porter sur les filles. En fait il y a, comme vous venez de l’évoquer, la scène de la revue qui permet à Éveline de rétablir la vérité, comme elle le fait par la suite et de façon beaucoup plus intime, quand elle consulte son dossier de placement. Et il y a aussi la séquence des plaques de verre, quand Michèle regarde les photos. Il y avait des visites annuelles. Une assistante sociale venait vérifier les lieux et bien sûr les filles étaient bien habillées, tout était au cordeau et une fois que l’assistante sociale partait, tout était rangé et les filles rentraient dans leur dortoir. Vous avez aussi l’archive filmique, le seul film à ma connaissance tourné à l’intérieur du Bon Pasteur, en 1952. Celui qui a filmé ces images était le médecin des filles. On comprend très vite, au vu de ses propos, que c’est un film de propagande. 

Même si le film est très ancré dans le présent, j’ai eu l’impression que vous vouliez que l’on s'interroge sur les années 60/70 et sur le regard que la société portait sur ces jeunes femmes.

E. D : Il y avait l’idée d’une transmission intergénérationnelle. La violence ne s’arrête pas à une génération. Elle se diffuse, elle infuse. Ça me semblait intéressant et important de montrer cela. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question. 

Justement, il y a cet aspect de transmission avec Michèle et ses petites filles. Elles découvrent les lieux, elles lisent son journal.

E. D :Quand j’ai rencontré Michèle, j’ai aussi rencontré sa fille et une de ses petites-filles. J’ai vu que la parole circulait magnifiquement dans cette famille. Michèle avait écrit un texte, poussée par sa fille, à l’intention de ses petites-filles. Toutes les femmes de la famille connaissaient l’histoire de Michèle mais par contre, toutes n’avaient pas lu le texte. La construction du film passe justement au travers de cette transmission familiale, c’est aussi l’un des enjeux du film. D’ailleurs le montage est conçu comme un puzzle, dont les pièces résonnent entre elles, jusqu’à la scène finale, sans la dévoiler, qui vient sceller la parole des femmes pour les générations futures. 

Quelle va-être la suite de leur histoire ? Va-t'il y avoir un écho après la sortie du film ?

E. D : Il se trouve qu’Éveline, rejointe à la fin du film par Marie-Christine, ont monté une association, sur le modèle des femmes en Irlande. Je ne sais pas si vous le savez mais l'État irlandais a demandé pardon il y a un an et demi, ce qui est absolument historique. C’est le cabinet de Frank Berton et son associé qui les défendent. Il y a prescription mais l’idée est de monter une commission d’enquête parlementaire. Donc c’est en cours. J’ai souhaité réaliser le film pour toutes les raisons que l’on a évoqué, mais le combat des femmes s’inscrit bien au-delà du film. Il est évident que le film, pour elles, dans cette libération de la parole, peut être un outil. Pour faire connaître leur histoire. J'ai été un vaisseau de parole et je suis solidaire de leur démarche. Mais pour moi, ce sont deux choses différentes : il y a leur combat et il y a le film. 


Propos recueillis le 17 novembre 2022

Merci à Claire Viroulaud