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ENTRETIEN AVEC LIZZIE BORDEN : le féminisme tout feu tout flamme

Ses films rendent hommage à celles qui portent des fusils et des talons aiguilles. Présente au Festival du Film de Femmes de Créteil pour une rétrospective dédiée à son œuvre, la réalisatrice Lizzie Borden s’est livrée sur sa vision du féminisme, du cinéma, et de la représentation des travailleuses du sexe à l’écran, qu’elle juge effroyable. 

Vous commencez le cinéma en 1976 avec Regrouping. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer ?

J’ai compris l’ampleur des inégalités hommes-femmes en entrant dans le monde de l’art. J’adorais les travaux de certaines artistes, mais elles étaient moins payées que leurs collègues masculins, moins respectées et moins visibles dans les musées. C’est pour ça que j’ai pris ma caméra. Je me sentais aliénée par le mouvement new-yorkais de la No Wave, dominé par les hommes, même s’il y avait des femmes comme Bette Gordon et Vivienne Dick qui créaient des choses bien plus politiques. 

Vous étiez impliquée dans les mouvements féministes à ce moment-là ?

Je me revendique féministe, et je revendique le terme de « femme cinéaste » - certaines n’aiment pas qu’on fasse la distinction, mais personnellement je me retrouve dans ce terme, qui indique un rapport spécifique avec les représentations genrées au cinéma. Je ne me retrouvais pas dans le féminisme bourgeois de mon époque à la Gloria Steinem et Ms. Magazine. Je voulais que mon travail soit plus immédiat, vivace et underground. Qu’il motive les gens à sortir dans la rue et à s’organiser. C’est pour ça que j’adore le titre de mon film Born in Flames, qui a été trouvé accidentellement. J’avais demandé au musicien Mayo Thompson de composer une chanson, et il l’a appelée comme ça. J’ai décidé de l’utiliser pour tout le film parce que la formulation m’a beaucoup plu. 

Regrouping, 1976

Born in Flames est, de ce que vous en dites, un vrai objet DIY.

Quand on a pas de fric, on a du temps. J’ai mis 7 ans à faire ce film. Je devais m’interrompre pendant le tournage pour attendre les rentrées d’argent – toute l’équipe a été payée 25 $... Mais à l’époque, je formais une vraie communauté avec d’autres réalisatrices. On partageait des ressources, tout le monde m’empruntait ma voiture et mon appareil de montage… On ne se contentait pas de se dire féministe, on agissait en tant que tel. 

C’est aussi un appel aux armes.

Je ne suis pas sûre de croire en la non-violence, même s’il ne faut pas perpétuer le cycle. Ma scène préférée du film est celle où un groupe de femmes à vélo entourent des hommes qui essaient de violer une femme. J’aurais bien aimé qu’on les voit se faire tabasser. Bien sûr, c’est un fantasme ! Mais ce serait si bien que des femmes débarquent de nulle part quand l’une d’entre nous est en danger. 

Est-ce que c’est le film qui vous ressemble le plus ?

Mon premier film, Regrouping, est très expérimental et je suis surprise que des gens le regardent encore ! Working Girls parle de l’industrie du sexe, et c’est sans doute le plus accessible pour le public car il est linéaire. Mais Born in Flames est celui avec lequel je connecte sur un plan viscéral, car il décrit précisément ma vision de la politique. 

Vous trouvez que les choses ont changé depuis sa sortie en 1983 ?

Je ne pensais pas qu’il serait toujours pertinent aujourd’hui. Je croyais que ces problèmes seraient réglés maintenant. Qu’il y aurait moins de violence, qu’on aurait un salaire égal et le droit de disposer de nos corps. Mais on a régressé ces derniers temps, surtout aux États-Unis. On en est presque au stade de La Servante Écarlate. La nuit, je me balade encore dans les rues en serrant mes clés dans la main. 

Les mouvements féministes ont pourtant bourgeonné un peu partout. Certaines parlent même de purplewashing pour dénoncer l’instrumentalisation de la lutte par le capitalisme.

Si le mot devient trop convenu, alors peut-être qu’il serait temps d’en trouver un autre. Et si le mouvement devient trop mainstream, go underground ! Au Portugal, j’ai traîné avec un groupe de hackers qui fabriquaient des outils gynécologiques pour les migrantes avec des imprimantes 3D. Pourquoi ne pas faire ça dans tous les pays ? Soyons underground, faisons dans l’illégal ! Le mouvement des colleuses, en France, est génial. Tout le monde peut devenir colleuse, et personne ne peut échapper à leurs collages. Si les hommes essaient de les arracher, c’est que ça fonctionne. De manière générale, il faut qu’on utilise l’ignorance des puissants contre eux. Un peu comme si on faisait de l’Aïkido : se défendre n’est pas suffisant, il faut avoir de la créativité. 

Born in Flames, 1983

Le travail du sexe est un sujet que vous abordez très fréquemment dans vos films.

Les travailleuses du sexe montrent l’exemple, en matière de féminisme. Elles se soutiennent entre elles, elles font du mieux qu’elles peuvent dans un marché du travail abject. Mais on a tellement de préjugés à leur sujet, il y a tant de mensonges. Alors que ça peut être une vocation, où l’expérience est précieuse. Je sais, par exemple que les stripteaseuses les plus populaires sont les plus âgées, parce qu’il faut avoir la tchatche pendant un lap-dance, et que la capacité de communiquer vient avec les années. Cette idée que la maturité est importante passe souvent à la trappe.

Pourquoi ?

Il y a quelques années, je lisais qu’en France, beaucoup d’hommes trouvent ça normal d’avoir des rapports sexuels avec des adolescentes de 14 ans. C’est du viol, et c’est écœurant, ça perpétue l’idée que les jeunes filles doivent être des objets de désirs. Ça arrive si souvent dans le monde de l’art que personne n’y trouve de problème. Il y a tout un système à démanteler. 

 Que pensez-vous de la représentation des travailleuses du sexe dans les films et les séries ?

C’est horrible. Toutes les TDS à qui j’en parle sont mécontentes. D’un côté du stéréotype comme de l’autre. Il va y avoir Les Sopranos, où elles servent juste à faire joli et à être tuées, et Pretty Woman, où ce sont des « putains au cœur d’or » qui attendent d’être sauvées. Elles ne sont pas humaines, on ne les met pas en charge de leurs voix et de leurs destins. Une fois, j’ai entendu une travailleuse dire : « Yo, ne fais pas comme si on était exotiques, on fait la queue derrière toi au supermarché ! »

Est-ce que vous aimeriez refaire Born in Flames en 2023 ?
Jamais ! Born in flames représente une communauté, et ce n’est plus à moi de la créer. A New-York, j’ai vécu dans un milieu très blanc et classe moyenne, et dans mon film, je voulais qu’il puisse y avoir des personnes racisées qui concevraient elles-mêmes leurs personnages. Mais aujourd’hui plus que jamais, elles n’ont pas besoin de moi pour faire ça. Et le format du film, trop long, ne fonctionnerait plus aujourd’hui. Tout va plus vite, les problèmes de société sont montrés beaucoup plus instantanément, parce qu’on a tous des caméras. Tout le monde peut refaire un Born in Flames en 20, trente secondes.