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EUPHORIA ET LA SEXUALITÉ : FÉMINISTE OU PAS ? - Partie 1

Article écrit à quatre mains par Mariana Agier et Léon Cattan

C’était il y a tout juste 6 mois. Le 9 janvier 2022, HBO diffusait le premier épisode de la saison 2 d’Euphoria et battait les records d’audience. Trois ans après la sortie de la saison 1, cet engouement du public confirmait son statut de phénomène mondial et pourtant, la teen série de Sam Levinson est loin de faire consensus. Réputée pour son esthétique léchée, Euphoria est également très remarquée pour la noirceur de ses thématiques et son traitement de la sexualité, qui passe par la surenchère de scènes mettant en scène des rapports liant violence et désir. Cet aspect de la série a valu à son créateur l’accusation d’hypersexualiser ses personnages, et notamment les jeunes femmes.

Par le terme d’hypersexualisation, les détracteurs de la série désignent une attitude frontale, trop frontale, par rapport à la sexualité adolescente. Sam Levinson dresse le portrait d’une génération désabusée et biberonnée à la pornographie, où les adolescentes sont maltraitées et les adolescents pressurisés par leurs pairs pour faire étalage de leur virilité, et il n’hésite pas à dépeindre crûment ces travers. Parallèlement, il se fait sage sur la diversité des corps, les personnages qui ont droit à des scènes de nu étant principalement blancs et minces. Ces critiques peuvent être tempérées par les apports théoriques et esthétiques d’Euphoria - qui varient selon la qualité des épisodes - sur la culture du viol, la contestation du male gaze et les enjeux de santé mentale chez les mineur.e.s. 

Alors, comment la série met-elle en scène la sexualité de ses personnages principaux ? Nous répondrons à cette question à travers six portraits qui examinent l’arc narratif de Rue, Jules, Maddy, Cassie, Kat, et des personnages masculins. 


JULES VAUGHAN

Trans et loin de s’en cacher, Jules est peut-être l’un des personnages les plus mémorables d’Euphoria. Saluée par de nombreux organismes LGBTQ+, la jeune femme incarnée par Hunter Schafer fait partie d’une nouvelle génération de personnages trans représentés d’une manière positive et empathique. Euphoria ne s’intéresse pas tant à comment son entourage appréhende son identité – même si la question de la transphobie est abordée -, mais sur son chemin intérieur. Adolescente et donc en pleine construction d’elle-même, Jules nous est montrée à travers ses fantasmes et ses peurs, une démarche atteignant son paroxysme dans son épisode spécial f*** everyone who’s not a sea blob.

La sexualité de Jules nous est dévoilée dès le premier épisode, quand elle accepte de rencontrer un homme plus âgé dans un motel. Grande utilisatrice de Grindr, elle pratique le coup d’un soir à la chaîne, généralement avec des hommes expérimentés qui ignorent son âge et lui imposent leurs désirs. Après une mauvaise expérience, Jules cède aux avances de Rue et finit par mettre des mots sur son attirance pour les femmes au cours de sa thérapie. Son personnage est un cas d’école de ce que la communauté lesbienne appelle l’hétérosexualité compulsive.

L’hétérosexualité compulsive, ou hétérosexualité obligatoire, est un concept forgé par la théoricienne lesbienne Adrienne Rich en 1980 pour dénoncer le rôle de l’hétérosexualité dans l’ordre social patriarcal. Loin d’être une orientation sexuelle comme les autres, l’hétérosexualité est considérée comme la norme et quadrille les limites de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Gare à ceux et celles qui en dévient ; et cette menace est d’autant plus vraie pour les femmes trans selon la youtubeuse queer Natalie Wynn (dite « Contrapoints »).

 Jugées illégitimes, elles sont contraintes de performer une féminité traditionnelle et gender-conforming pour être acceptées et repousser les accusations transphobes qui voudraient qu’elles soient des prédateurs sous couverture. Cette performance passe par l’hétérosexualité, un constat que Jules a bien intériorisé et qu’elle finit par verbaliser dans l’épisode 7 de la saison 1 quand elle rencontre Anna : “In my head, it's like If I can conquer men, then I can conquer femininity” avoue-t-elle. Ses relations avec les hommes ne représentent donc pas une fin en soi, le fruit d’une simple attirance, mais une manière de se sentir validée en tant que femme. C’est par la thérapie, les relations lesbiennes et l’adelphité de sa communauté que Jules parviendra à se confronter à cette problématique récurrente dans sa vie.

Passionnée de mode, Jules utilise son style vestimentaire pour illustrer son cheminement intime. Dans la première saison, elle arbore un style très girly, emprunté aux magical girls : palette de couleurs pastel, mini-jupes, cheveux longs et teints etc. Un savant mélange de féminité et d’influences queer qui peut également évoquer l’allure fantasque d’une manic pixie dream girl, cet archétype de personnages féminins qui viennent colorer le quotidien morne d’un homme blanc cisgenre au cinéma. Or, la seconde saison vient marquer une rupture dans ses choix esthétiques. Dès que Jules revendique son désintérêt pour les hommes, elle troque sa longue chevelure pour un carré et son ancienne garde-robe pour des vêtements plus couture et expérimentaux qui défient le male gaze.  

Cette vision fraîche et novatrice d’une adolescente trans et de sa sexualité sont à rapprocher de l’implication de l’actrice Hunter Schafer, elle-même trans et lesbienne, dans l’écriture de son personnage. Jules est ouvertement sexuelle, mais elle n’est jamais fétichisée par la série. Sa construction narrative donne à voir quel type de personnages queer pourraient exister si ces communautés étaient davantage maîtresses de leur représentation


RUE BENNETT

Narratrice et rôle phare de la série, Rue Bennett, adolescente toxicomane dépressive et sarcastique, est incarnée par l’actrice et mannequin afro-américaine Zendaya. Enfant star de la firme Disney, passée par la franchise Spider-Man, elle confirme son statut d’actrice avec Euphoria en devenant la plus jeune lauréate d’un Emmy Award à 24 ans, et obtient une notoriété internationale de premier plan. Mais ce qui détonne dès le tout premier épisode, c’est l’absence totale de sexualisation du personnage de Rue : en opposition avec le reste des personnages, sa sexualité n’est jamais mentionnée, elle n’est jamais montrée nue à l’écran (à la demande de Zendaya), et son style est caractérisé par des vêtements sobres, amples et parfois négligés, qui vont accentuer la fluidité de son identité de genre.

Fraîchement sortie de désintoxication après une violente overdose au début de la série, Rue va suivre un arc narratif centré sur sa rechute progressive dans la consommation de drogues, en même temps que son histoire d’amitié et d’amour avec Jules va se développer. Globalement sobre à partir de sa rencontre avec Jules, elle va faire une rechute à la toute fin de la première saison, qui va la mener à une longue descente aux enfers au cours de la deuxième saison. Son rapport à l’addiction est très frontal, et Rue, en tant que narratrice, va s’adresser directement à son public à de nombreuses reprises pour raconter son addiction et sa dépression de manière désabusée, contribuant à l’aspect teen trash qui a été reproché à la série.

Visiblement lesbienne, Rue fait très rarement mention de sa sexualité (à l’exception d’un passage dans l’épisode 5 de la saison 1 Bonnie and Clyde, où elle mentionne des expériences hétérosexuelles peu consenties et perçues comme des passages obligés). Sa relation lesbienne avec Jules n’est jamais mentionnée en tant que telle, ce qui a été apprécié dans le sens où Euphoria développe une relation lesbienne entre une femme cisgenre et une femme transgenre sans que ces éléments soient rappelés en permanence, pour se concentrer davantage sur le cheminement intérieur des personnages. Mais cette absence de mention de la sexualité de Rue est aussi à rapprocher de son addiction, qui passe au premier plan, et qui nourrit une impression d’asexualité qui est renforcée dans la deuxième saison, sans jamais être clairement mentionnée. 

Car l’amour que Rue ressent envers Jules est très similaire à une addiction, et le fait qu’elle soit sobre dans la saison 1 va crescendo avec la dépendance affective qu’elle noue avec Jules : sa présence se substitue à la drogue dans la première saison, puis se complète à sa rechute, jusqu’à un certain point. Dans l’ouverture de l’épisode 4 de la deuxième saison, You who cannot see, think of those you can, Rue, en plein acte sexuel, contemple l’amour qu’elle porte envers Jules dans une succession de références picturales et cinématographiques, mais elle ne peut ressentir aucun plaisir physique sous les effets de la drogue. L’amour qu’elle porte est addictif mais aussi éthéré, désincarné, et va expliquer - partiellement - l’insatisfaction de Jules dans la deuxième saison.

Mais cette absence de sexualisation de Rue est aussi à rapprocher de son statut de narratrice omnisciente, et du fait que Rue est une projection directe du réalisateur Sam Levinson, qui s’est inspiré de son expérience personnelle d’addiction pour écrire son héroïne principale. De tous les personnages, Rue est celle à qui l’on s’identifie le plus en tant que spectateur‧ice grâce au regard lucide et désabusé qu’elle porte sur le monde et sur son entourage. Là où les autres personnages sont très fantasmés et mettent leur corps en scène, Rue ne performe jamais son identité de genre ni sa sexualité, et se démarque davantage par son aspect androgyne. En tant que narratrice, c’est à travers son regard que l’on observe les autres personnages, moins identifiables car plus objectifiés et stéréotypés.


Dans une moindre mesure, c’est également le cas avec le personnage de Lexi Howard. Sarcastique, nerd et réservée, Lexi est à l’opposé de sa grande sœur Cassie Howard qui est l’un des personnages les plus fantasmés et sexualisés de la série. Comme Rue, elle n’a jamais de scène de nu, et sa sexualité n’est jamais mentionnée avant la saison 2 où elle noue une relation très platonique avec Fez. Pour autant, Lexi est un des personnages les plus identifiables de la série, justement parce qu’elle n’est jamais présentée comme un objet de désir sexuel. Autre projection de Sam Levinson par son statut d’écrivaine en herbe et par le spectacle qu’elle met en scène à la fin de la deuxième saison, elle se démarque de l’aspect fantasmé d’Euphoria par son regard acerbe – et il n’est pas anodin que Rue et Lexi soient liées en étant amies d’enfance. Les deux héroïnes, alter égo féminins du réalisateur, se rejoignent dans leur lucidité narquoise, et dans leur absence de sexualisation qui est loin d’être anodine.