Sorociné

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FEMA 2024 - Chantal Akerman, cinéaste libre

Je, tu, il, elle, Chantal Akerman,1974

Cette année, le FEMA - Festival La Rochelle Cinéma rend hommage, à travers une rétrospective inédite (en partenariat avec Capricci), d’une partie de sa filmographie (3 courts-métrages et 16 longs-métrages), à la réalisatrice Chantal Akerman, devenue une figure du cinéma féministe. La parfaite occasion pour Sorociné de se pencher sur la cinéaste et son œuvre à travers les films présentés.

Presque dix ans après la disparition de Chantal Akerman (elle s’est suicidée en 2015), l’année 2024 semble lui appartenir. À Bruxelles, jusqu’au 21 juillet, l’exposition Chantal Akerman. Travelling se veut un voyage retraçant le parcours et la carrière artistique de la cinéaste à travers les années, les lieux et les différents médias utilisés pour créer. Dans quelques mois, une adaptation de cette exposition inédite posera ses valises au Jeu de Paume, dès la réouverture du musée, de fin septembre 2024 au 19 janvier 2025. Quel bonheur alors, de voir le FEMA proposer parmi ses nombreuses rétrospectives, des hommages (Natalie Wood, Marcel Pagnol, Michael Haneke, Françoise Fabian…), ses chefs-d’œuvre restaurés ou ses avant-premières, un focus sur l’œuvre de cette cinéaste majeure et inclassable qu’est Akerman. À l’automne, Capricci ressortira d’ailleurs ces films en salles à travers deux cycles, les 25 septembre et 23 octobre, avant d’éditer un coffret Blu-ray les regroupant, pour le plus grand plaisir des cinéphiles. 

Qui es-tu Chantal Akerman ?

« Pourquoi tu commences par une tragicomédie où tu joues toi-même ? Pourquoi tu t’en détournes pour aller vers des films expérimentaux et muets ? Pourquoi ceux-là achevés de l’autre côté de l’océan, tu reviens par ici à la narration ? Pourquoi tu ne joues plus et puis tu fais une comédie musicale ? Pourquoi tu fais des documentaires et puis tu adaptes Proust ? Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit ? Pourquoi tu fais des films sur la musique ? Et enfin à nouveau une comédie ? Et puis aussi tu fais des installations ? Sans te prendre pour une artiste. À cause du mot artiste. » Nul autre que Chantal Akerman elle-même n’a le mieux tenté de résumer son œuvre dans Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste (2004). 

Née en 1950 à Bruxelles, la réalisatrice belge débarque dans le cinéma à 18 ans à travers une explosion influencée par Pierrot le Fou de Godard (1965) avec le court-métrage punk Saute ma ville. Un film tragico-burlesque où la jeune femme joue elle-même dans la cuisine de sa mère (l’appartement de sa mère sera d’ailleurs aussi le cadre de son dernier film No Home Movie, sorti en 2015, où elle filme la vieillesse et la disparition de sa mère dans son appartement avant qu’elle-même ne se suicide la même année), déréglant des gestes quotidiens, exagérant les bruitages, poussant la chansonnette en off jusqu’à ouvrir le gaz pour se suicider – référence certaine à sa famille maternelle disparue dans les camps de concentration et dont sa mère Natalia Akerman fut la seule survivante. En un très court film, réalisé avec zéro budget, une cinéaste était née et avec elle tous les motifs constitutifs de son œuvre future puisée dans une matière autobiographique et constituée d’une quarantaine de films, de nombreuses installations artistiques, de deux romans et d’une pièce de théâtre. 

La jeune cinéaste autodidacte qui disait faire du cinéma car elle n’avait pas osé le pari de l’écriture s’envole rapidement pour les États-Unis, où elle côtoie l’avant-garde new-yorkaise, dont les œuvres expérimentales de Michael Snow et Stan Brakhage marqueront indéniablement sa manière de faire un cinéma libre, même si les influences de Godard, Tati et Bresson planent également progressivement sur ses fictions. Là-bas, elle fait la rencontre de Babette Mangolte qui deviendra sa directrice de la photo et avec laquelle elle tournera, entre autres, le documentaire Hôtel Monterey (1972). Au dernier plan de Saute ma ville, Akerman personnage se suicidant, regardée par le caméra à travers un miroir, semble répondre le premier plan de cet hôtel Monterey, le miroir d’un hall d’hôtel par lequel on jauge les clients et passants. S’observer soi-même et observer les autres, là encore un biais de lecture de l'œuvre filmique éclectique d’Akerman où chaque film bien que différent par sa forme pourrait être la répétition d’un seul et même métrage. Filmé en 16 mm, non sonorisé, sans générique, alternant longs plans fixes et lents travellings, Hôtel Monterey nous fait voyager pendant une heure dans un ascenseur dont les portes s’ouvrent et se ferment sans que l’on sache quand la caméra s’engouffrera enfin dans les corridors. Akerman nous tient déjà captifs sous son regard, à l’épreuve du temps, dont elle dira plus tard qu’il est regrettable de dire que l’on n’a pas vu le temps passer devant un film, et que voir ses films, c’est faire l’expérience du temps qui passe en soi-même. 

Cette expérience d’un filmage en temps réel, elle va le reconstituer avec l’œuvre-fleuve de quasi quatre heures Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, élu meilleur film de tous les temps par la revue Sight & Sound en 2022 alors qu’il n’était qu’à la 36e place en 2012, cité comme référence ultime par des cinéastes comme Gus Van Sant ou Todd Haynes et au sujet duquel le journal Le Monde titrait déjà à sa sortie en 1976 : « Le premier chef-d’œuvre au féminin de l’histoire du cinéma ». Elle y filme Delphine Seyrig dans le rôle de Jeanne, une veuve femme au foyer dont la vie quotidienne et les gestes domestiques sont réglés dans un ordre établi jusqu’aux rendez-vous tarifés journaliers avec des clients dans sa chambre – seules ellipses. Par ce dispositif de longs plans fixes, Akerman observe l’intérieur de la vie d’une femme au foyer la journée, soit les heures insoupçonnées et cachées au regard des hommes, montrant ainsi leur aliénation. La cinéaste n’a alors que 25 ans et marque l’histoire du cinéma et les représentations de la condition féminine à l’écran. 

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce 1080 Bruxelles, réalisé par Chantal Akerman - Belgique, France / 1975

Entre l’enfermement et la fuite

Ce cinéma-vérité, dans lequel elle n’aspirera jamais à la vraisemblance, au naturalisme, ni même au psychologisme de ses personnages, elle ira le rechercher librement et créera du mouvement à travers ses histoires et celles des autres, de sa « chambre à soi » dans des pièces en huis clos comme à l’extérieur dans les rues. À travers Bruxelles, New York, Paris ou Tel Aviv, Chantal Akerman lance des ponts par ses fictions et ses documentaires, s’appropriant les espaces géographiques comme autant de territoires de cinéma. 

Pour relier ces points de repère, le motif de la lettre comme une main tendue entre les êtres, comme un petit bout de papier allant de l’enfermement de l’expéditeur à la fuite vers le destinataire. Celle qu’écrit « Je » à son amante perdue pendant de longues minutes dans Je, tu, il, elle (1974), celles plaintives et inquiètes envoyées par sa mère entre 1971 et 1973, que la réalisatrice lit en voix off par-dessus les bruits de la ville pendant que défilent des plans du New York dans lequel elle réside dans News from Home (1976), celles envoyées par la poétesse Sylvia Plath à sa mère à elle dans la captation vidéo Letters Home (1986) du spectacle de Françoise Merle mettant en scène Delphine Seyrig et sa nièce Coralie Seyrig, ou celles de son amant attendues désespérément par la patronne du café Sylvie (Myriam Boyer) dans la comédie musicale Golden Eighties Mais chaque film d’Akerman ne serait-il pas un peu construit comme une adresse aux spectateur·ices ? Et donc comme une lettre ? 

Si sa caméra est souvent fixe, Akerman voyage. Dans le très autobiographique Les Rendez-vous d’Anna, qui marque sa collaboration avec la comédienne Aurore Clément, Anna est une réalisatrice venue en Allemagne présenter un de ses films. Le plan d’ouverture sur le quai d’une gare attend les voyageurs anonymes qui s’engouffreront en masse par l’escalier central devant la caméra, laissant apercevoir au fond une jeune femme restée dans une cabine téléphonique avant qu’elle ne se rapproche à son tour pour descendre l’escalier elle aussi. De l’Allemagne à la Belgique en passant par la France, de trains en gare, et de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, elle rencontre tour à tour un amant inconnu, une amie de sa mère, sa mère et son amant parisien les écoutant se livrer à elle. 

Le temps du regard et de l’écoute, qualités essentielles du documentaire, Akerman les expérimente avec Histoires d’Amérique (1990) où le temps d’une nuit, des juifs exilés racontent les traces du pogrom, les familles laissées en Pologne, les solitudes et difficultés rencontrées en Amérique. Dans Toute une nuit (1982), la réalisatrice s’empare des secrets de la nuit, une nuit où les femmes sont libres d’aimer et d’étreindre les hommes (ou les femmes) dans les rues. Œuvre d’une peintre, elle y capture des instants de couple fugaces de l’extérieur à l’intérieur, se glissant progressivement dans les foyers comme autant de tableaux vivants. D’Est (1993) conduit Akerman dans un périple comme une traversée de l’Europe de l’Est post-chute du mur de Berlin jusqu’à Moscou. Là aussi, sans commentaires, des tableaux de vie rendent compte des paysages aux habitants témoins d’une époque, d’un espace-temps. Alors que Sud (1999) apparaît comme un contrepoint qui qui vient lui aussi les traces d’un passé dans le Sud des États-Unis. Ce voyage entrepris après le lynchage d’un Noir par de jeunes Blancs en 1998 donne la parole et l’image à cette terre et ses habitants réduits à l’esclavage puis victimes de ségrégation. Quelques années plus tard sur le même continent, elle ira avec De l’autre côté (2002), sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique, à la rencontre de celles et ceux qui la traversent.

Tout sur sa mère 

Akerman porte en elle les exilés et elle le transmet dans son cinéma. Née de parents juif polonais exilés en Belgique, hantée par la Shoah et le passé de sa mère seule rescapée d’Auschwitz, elle va donner à cette dernière une place prépondérante dans la majorité de ses films, comme un fil rouge. Si elle l’a indirectement mise en scène à travers ses lettres dans News from Home, elle lui a rendu un bel hommage dans son ultime et douloureux long-métrage No Home Movie. De la même manière que Proust – dont elle a librement adapté La Prisonnière pour son film La Captive (2000) – avait écrit Conversation avec maman après la mort de la sienne, Chantal Akerman offre à Natalia Akerman sa dernière œuvre ou, comme elle le dit elle-même, « parce que ce film est avant tout un film sur ma mère, ma mère qui n'est plus. Sur cette femme arrivée en Belgique en 1938 fuyant la Pologne, les pogroms et les exactions. Cette femme qu'on ne voit que dans son appartement. Un appartement à Bruxelles. Un film sur le monde qui bouge et que ma mère ne voit pas. »

Cette mère qui malgré elle lui donna l’exemple type de la place des femmes dans une société patriarcale, elle va la prendre comme modèle pour façonner Jeanne dans Jeanne Dielman, la femme au foyer observée à la maison. Mais des mères ressemblant à la sienne, il y en a d’autres dans les films de Chantal Akerman. Certaines sont déjà absentes, comme quand dans la comédie très Woody Allen, Un divan à New York (1996), le personnage joué par Juliette Binoche confie à William Hurt : « C’est normal d’aimer sa mère. (…) Le pire, c’est que les mères vieillissent et meurent. Alors tout d’un coup on se retrouve sans mère et sans père. » D’autres au contraire imposent leur présence. Dans Les Rendez-vous d’Anna, la mère d’Anna exige que sa fille s’arrête une nuit à Bruxelles avant son retour à Paris pour passer du temps avec elle. Une complicité rare les lie et la chambre d’hôtel dans laquelle elles dorment se fait témoin de la parole libérée d’Anna. Celle-ci placée plutôt du côté de l’écoute que du dialogue se livre complètement à sa mère, lui racontant sa première rencontre sensuelle avec une autre femme. Quelques années plus tard, dans Golden Eighties, le joyeux chassé-croisé amoureux musical de Chantal Akerman, Delphine Seyrig interprète la propriétaire d’une boutique de prêt-à-porter qu’elle tient dans une galerie marchande avec son mari (Charles Denner), survivante de l’holocauste, elle aussi. Les relations mère-fille, elle les développe dans une comédie au rythme excessivement plus rapide que ses autres films, Demain on déménage (2004) où Sylvie Testud et Aurore Clément vont cohabiter.

Liberté, chérie 

Autodidacte, libre depuis toujours dans ses choix, Chantal Akerman est perçue aujourd’hui, à travers l’image de Jeanne Dielman, à travers sa proximité avec Delphine Seyrig, comme une cinéaste icône du féminisme. Mais la réalisatrice ne faisait pas complètement un cinéma militant. Le féminisme de son cinéma réside dans la représentation et l’émancipation de ses personnages féminins, la manière dont elle les regarde et les fait exister. Les corps des femmes, des actrices, habitent chaque plan qu’elle compose tout comme la liberté de leur autrice et la leur. En février 2021, Aurore Clément déclarait aux Cahiers du cinéma : « Chantal, dans tous ses films, parle de femmes qui lui ressemblent, des femmes solitaires, des femmes qui s’isolent pour se protéger du monde. »

À travers ces personnages féminins solitaires donc souvent émancipés, les questions de sexualité et d’homosexualité sont évoqués frontalement. On pense à la sublime scène d’amour entre « Je » jouée par Akerman elle-même et « Elle » qu’elle retrouve dans la troisième et dernière partie de Je, tu, il, elle. Les corps nus des deux femmes s'enlacent sur ce lit pendant de longues minutes en temps réel. Ariane (Sylvie Testud) dans La Captive est enfermée dans l’obsession maladive de Simon alors qu’elle voit régulièrement des femmes. C’est aussi celles de Golden Eighties qui aiment éperdument les hommes qu’elles veulent et Delphine Seyrig troublée par des retrouvailles avec son amant de jeunesse qui s’exclame « J’ai envie de faire l’amour, j’en ai le souffle court ». Le sexe tarifé ne bouscule pas Jeanne Dielman dans son quotidien, et dans la comédie Demain on déménage, Charlotte écrit des romans érotiques. 

Le cinéma d’Akerman revêt un autre aspect féministe. Débutant jeune femme dans une industrie complètement dominée par les hommes, elle assume rapidement préférer travailler avec des femmes et elle le confiait dans l’émission Un jour futur diffusée en 1975 sur Antenne 2 où elle est invitée avec Marguerite Duras, Liliane de Kermadec et Delphine Seyrig à débattre de la place des femmes dans le cinéma : « Les filles ne trouvent pas de travail, personne ne veut en engager une qui fait la caméra ou directrice de photo. J’ai déjà travaillé avec des hommes avant (…) ils trouvaient qu’un film tout en plan large ça va pas du tout et ils se disaient on va lui arranger ça ». Mais donner du travail aux techniciennes et une place importante à la liberté et à l’émancipation de ces héroïnes, oser elle-même faire un cinéma libre, affranchi des règles ne constituerait pas finalement un certain militantisme ? Dans la même émission, Duras déclarait : « Je pense que le cinéma des femmes fait partie du cinéma différent. Le cinéma différent est par définition un cinéma politique » Ce à quoi la jeune Akerman répondait : « Ça c’est vrai ! » La cinéaste n’a cessé de faire un cinéma politique dans sa forme et son fond, interroger son monde et le monde contemporain. Quelques mois après sa mort, Claire Atherton témoigne, lors de la soirée hommage à Akerman à La Cinémathèque française, avant la projection de No Home Movie, en 2015 : « Elle disait qu’elle voulait qu’on sente passer le temps dans ses films. Quand quelqu’un disait “Oh j’ai vu un film formidable, je n’ai pas vu le temps passer”, elle ne trouvait pas que c’était un compliment. Elle trouvait qu’on se faisait voler son temps. » Chantal Akerman ne nous aura jamais volé notre temps et nous continuerons de donner le nôtre devant ses films pour les siècles des siècles. 


Diane Lestage