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LE GASLIGHTING OU L’ART DE FAIRE TAIRE LES FEMMES - Hélène Frappat

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Investiguer le silence

C’est une histoire de mots, de violence et de cinéma. Dans son dernier livre paru en 2023, l’écrivaine Hélène Frappat mène une enquête riche et passionnante sur le gaslighting, du cinéma à l’histoire collective des femmes en passant par la politique et la pop culture. De Cassandre à Britney Spears, d’Antigone à Alice au pays des merveilles, qui veut faire taire les femmes ?

Sortir de l’ombre

Dans la pénombre grandissante de sa maison londonienne, Paula (Ingrid Bergman) s’interroge et s’inquiète : est-elle en train de perdre la tête ? Depuis plusieurs semaines, ses symptômes se multiplient, provoquant la colère de son mari Grégory (Charles Boyer). Elle égare un bijou, puis perd la mémoire et semble mentir malgré elle. Victime de la cruauté d’un homme prêt à tout pour arriver à ses fins (voler des bijoux cachés dans le grenier), Paula est en réalité manipulée jusqu’au point de douter de sa propre santé mentale. L’arme du crime ? Les lumières à gaz (gas light) de la maison, que Grégory baisse en secret, plongeant son épouse dans l’obscurité et le doute permanent sur la réalité des phénomènes qui l’entourent. Devant son miroir, surveillée par le reflet inquiétant de l’homme dont elle est un jour tombée amoureuse, Paula effleure son propre visage : qui est-elle ? Existe-t-elle encore vraiment ? Sorti en 1944, le film de George Cukor Gaslight donnera son nom au piège psychologique qui consiste pour un mari à manipuler sa femme, jusqu’à la folie : le gaslighting

Si de nombreuses spectatrices reconnaîtront facilement, pour l’avoir subie, cette manipulation qui consiste à les persuader d’une forme d’insanité, le terme et le concept de gaslighting restent encore méconnus en France. Hélène Frappat vient combler ce manque dans un essai sous forme d’exploration sémantique d’un mot inventé par un cinéaste, dont elle cherche l’origine et les ressorts cinématographiques et politiques. Dans Trois femmes disparaissent (2023), la philosophe et romancière partait sur les traces de trois actrices que le cinéma, de mère en fille, sur trois générations, a fait disparaître – parfois littéralement. Après cette investigation ludique et généalogique, l’autrice poursuit son travail d’enquête sur le sort réservé aux femmes par le cinéma et le patriarcat, utilisant le gaslighting comme un « outil critique du féminisme » pour construire sa propre histoire du terme. Bien connu de certaines femmes donc, mais également des Anglo-Saxons, le « gaslighting » est difficile à traduire en français. Lorsque le film de George Cukor sort en France, son titre est d’ailleurs traduit par Hantise, faisant ainsi disparaître la réalité matérielle à l’origine du subterfuge. Sa transposition la plus proche serait « évaporation ». Obnubilée par l’effacement des femmes et des actrices, Frappat plante, de livre en livre, les jalons d’une investigation féministe dont le cinéma est autant le décor que le révélateur. Puisant dans la philosophie aristotélicienne et allant des films de Hitchcock à ceux de Rivette, en passant par les contes de Perrault et les écrits d’Hannah Arendt, Hélène Frappat nous donne à penser et nous fournit des outils pour comprendre ce que le cinéma n’a cessé de réinventer : le langage.

Le privé est politique 

Lorsque Paula et Grégory emménagent, après leur mariage, dans la maison d’enfance de la jeune femme, où sa tante a autrefois été assassinée, l’horizon peu à peu se rétrécit. Elle ne sort plus, ose à peine descendre l’escalier, et finit par passer le plus clair de son temps dans sa chambre, apeurée. Mouvement classique de l’oppression des femmes, leur repli sur l’espace domestique est renforcé par le gaslighting. La folie dont leurs époux les persuadent les cloître à l’intérieur de la maison, voire aux confins de la chambre à coucher, devenue à la fois refuge et piège. Isolée de ses ami·es et du monde extérieur, Paula se referme en même temps que sa raison. Désigné comme premier échelon du contrat social, le mariage est analysé par Frappat comme la matrice de la domination masculine, où le gaslighting occupe un rôle clé et dont découle un ensemble de violences, de l’échelle privée au langage politique. Elle s’intéresse ainsi, de l’Antiquité à la présidence de Donald Trump, en passant par les années 1940, à la puissance de la parole trafiquée, de la vérité pervertie. 

L’autrice dessine alors une histoire du concept qui est aussi celle d’un continuum de violences : que l’on soit étouffé·es par les mensonges politiques à l’ère de la post-vérité ou par son mari, le gaslighting nous rend muet·tes. Dans le film de Cukor, la tante de Paula est une chanteuse lyrique qu’un homme a étranglée, lui coupant la voix pour toujours. Face à la destruction du langage et au silence alourdissant qui s'ensuit, retrouver son souffle est une question de vie ou de mort. Pour Frappat, cela passe aussi par le fait de ne plus se soumettre aux discours autoritaires (de son mari comme des dirigeants politiques), mais aussi aux versions « officielles » des mythes qui construisent notre imaginaire. En interrogeant leurs rôles autant que leur existence, Hélène Frappat nous invite par exemple à déconstruire les discours qui ont entouré la création d'icônes, dont le cinéma raffole tant. S’appuyant sur le texte passionnant de la poétesse Anne Carson Norma Jeane Baker of Troy, qui croise les destins de Marilyn Monroe et d’Hélène de Troie, elle nous invite à faire advenir un nouvel imaginaire, où les femmes reprendraient le contrôle de leur histoire et de leur image. 

En 2022, le dictionnaire Merriam-Webster élit « gaslighting » mot de l’année, car « définissant notre époque ». Un des arguments est l’utilisation généralisée de la pratique, qui va au-delà du simple mensonge dans la sphère privée d’un côté, ou de l’escroquerie politique de l’autre. Instrument parfait d’une domination systémique, le gaslighting est donc un outil précieux du patriarcat, qui éteint les consciences politiques comme les lumières de la chambre à coucher. En 2023, le mot de l’année est « authentique ». Serions-nous obsédé·es par l’élucidation du vrai et du faux ? Art de l’illusion où les possibilités du réel sont démultipliées, le cinéma peut-il nous aider à trouver la vérité ?

Retrouver sa voix

Comment Paula va-t-elle échapper aux griffes invisibles et pourtant bien réelles de son mari ? Hélène Frappat nous donne une solution face au gaslighting, un outil imparable : l’ironie. Il ne s’agit pas ici d’un second degré moqueur, mais d’un « point de vue critique » qui permet de retrouver sa lucidité, qui renverse le sarcasme et la cruauté des gaslighteurs. L’ironie est une protection, un bouclier. A la fin de Gaslight, Paula explique à son mari, confondu par la police, qu’elle aurait pu avoir pitié de lui, mais que sa folie dont il l’a tant accusée l’en empêche. Dans un monologue où chaque mot est maîtrisé, elle commence ses phrases par « Because I’m mad… », expliquant les conséquences de son insanité supposée. En anglais, le mot « mad » désigne la folie, mais aussi la colère, autre émotion dont on accuse souvent les femmes que l’on veut faire taire. Ici, le personnage interprété magistralement par Ingrid Bergman se réapproprie les deux, colère et folie, et trouve ainsi la force de se hisser, littéralement, au-dessus du danger. Alors que son mari descend les marches menotté, elle sort du grenier par une trappe, observant la ville et la nuit autour d’elle, depuis le toit de la maison.  

En 1938, quelques années avant Cukor, Hitchcock avait déjà mis en scène un complot qui visait à faire douter une femme de sa lucidité dans Une femme disparaît. S’ensuivront de nombreux films que Frappat range dans un nouveau genre cinématographique : les gaslight movies, qu’elle définit comme « la mise en scène du doute ». Nous y croiserons donc Hitchcock, expert en la matière, mais aussi Jacques Tourneur, Roberto Rossellini, Jacques Rivette, Fassbinder ou Robert Zemeckis. Il ne s’agit pas ici de réduire le travail de ces cinéastes à l’unique question du gaslighting, mais au contraire d’en révéler d’autres facettes que celles habituellement explorées, de saisir leur traitement de ce doute. Chacun d’entre eux a mis en scène la parole niée et dévoyée, dès les années 1940, se faisant lieu d’anticipation et d’exploration d’un réel inévitable. Ainsi, le cinéma n’est pas un pur miroir qui ne ferait que reproduire, mais bien une force qui entraîne et occasionne le réel. Pour Frappat, le cinéma est profondément politique, non pas seulement car les mécanismes de destruction psychique des femmes, comme le gaslighting, y sont liés et qu’ils s’étendent à la vie publique, mais bien parce qu’il est un lieu d’écho et de fabrique des réalités sociales. 

Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes se fait enquête sémantique et politique, boîte à outils critique et cinématographique (la bibliographie finale, constituée de films, mais aussi de textes théoriques et littéraires, est un inventaire précieux), mais également manuel de survie face aux potentiels gaslighteurs. À propos du film de Cukor, Frappat parle d’une « œuvre devenue récit collectif » : en faisant la lumière sur l’expérience féminine, il crée un espace commun, agit comme un révélateur et permet la réflexion. Cet espace est « une élaboration collective qui relie l’existence d’un être humain à une réflexion qui la transcende. (...) Il s’agit d’un abri hospitalier – un livre, une relation, une conversation –, qui protège de l’humiliation et de la violence. » Avec cet essai, Hélène Frappat continue elle aussi de construire des refuges.

LOUISE BERTIN