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HAPPY VALLEY - Sally Wainwright

Copyright 2016 BBC/Red Production Company

Cheval de Troie féministe et queer 

Depuis la diffusion de la troisième saison sur Canal + en mars dernier, Happy Valley se maintient dans le top des vues de la plateforme. On s’en réjouit : l’air de rien, la série de Sally Wainwright met le genre policier à l’heure queer et féministe.

Il est dans la nature des séries policières de souligner le caractère systémique des violences faites aux femmes - ce sont les hommes qui tuent et ce sont les hommes qui enquêtent, dixit La Nuit du 12. Happy Valley couvre le spectre de ces violences, spectaculaires dans la première saison (enlèvement, séquestration, viol [trigger warning]), plus tristement ordinaires ensuite (esclavage sexuel, violences conjugales), mais n’en reste pas à la neutralité d’un constat. Elle l’assortit d’une révolte sourde, celle de la policière Catherine Cawood (Sarah Lancashire) dont la fille s’est suicidée pour échapper à un prédateur. Huit ans après les faits, Cawood ne peut pas rendre justice à sa fille mais tout se passe comme si elle déployait pour les autres femmes, voisines, collègues, victimes rencontrées au hasard d’une perquisition, travailleuses du sexe au détour d’une ronde, la vigilance et le cordon de sécurité qui auraient pu la sauver. Le tout en tant que flic, et non en tant que mère. 

Happy Valley pourrait n’être que féministe – ce serait déjà beau – mais il y a plus. Il y a ce parfum queer étrange, venu d’on sait où, où la série puise une modernité que sa forme ne trahit pas franchement. Il faut dire que Sally Wainwright est aussi la show runneuse du très lesbien (et très décevant) Gentleman Jack. Qu’on se le dise : son crochet du droit et ses Ray-Ban affolent nos gaydars, mais Catherine Cawood n’est pas lesbienne. Pas lesbienne, mais pas hétéro non plus : passée une nuit avec son ex-mari dans le premier épisode, il est n’est plus question d’hommes. Pas lesbienne, mais les hommes, à la maison comme au poste, doivent faire leurs preuves auprès d’elle. Pas lesbienne mais sa relation avec sa sœur Clare (Siobhan Finneran) est queer à son cœur. Précisons qu'elle n'est pas incestueuse, elle emprunte seulement sa structure à celle d’un couple, paradoxalement plutôt hétéro et plutôt mal déconstruit : Clare subit les humeurs de Catherine quand elle craque et l’attend le soir avec une théière chaude, l’enfant au lit, devoirs faits, dents lavées. Comptez aussi la mauvaise tête de Catherine lorsque Clare se maque et une scène de rupture en bonne et due forme dans la saison 3. C’est dommage, on aurait préféré que cette relation queer soit aussi parfaitement égalitaire et dépasse les schémas traditionnels, mais il faut rendre grâce à Sally Wainwright d’avoir logé le centre de gravité de Cawood chez une femme, fut-elle sa sœur, plutôt que chez un homme ou un enfant. Il y a pourtant un enfant dans l’histoire, le petit-fils de Catherine que les sœurs Cawood élèvent ensemble depuis le suicide de sa mère. Sous couvert de sororité, les nombreuses scènes de vie quotidienne proposent ainsi l’image d’une famille homoparentale aimante, fonctionnelle malgré tout. 

À ces traits queer et féministe, il faut encore ajouter une réflexion sur le crime et la façon dont la police et le genre policier s’en emparent. Happy Valley, c’est l’anti Sherlock Holmes. Pas d’effets de manche ni de révélations spectaculaires, et Cawood n’attend pas que les gens soient morts pour s’y intéresser. Au contraire : elle témoigne à toutes et à tous une attention exceptionnellement haute, qui se paie de scènes longues et de dialogues remarquables. Cawood n’est pas de la police criminelle. Elle l’a été, elle en a gardé les réflexes, mais elle s’est ravalée au rang des flics lambda, celleux qui ont affaire à la banalité de la violence et du mal. De là vient que le crime n’est jamais grandiose. Tragique, oui, mais triste et bas, lamentable comme ceux qui les commettent. On trouve bien une figure du mal absolu en la personne de Tommy, mais la série le distingue avec soin des autres meurtriers. Ce refus de la naturalisation de la violence, joint au déplacement du suspense vers les états d’âme des coupables (on est avec eux au moment des faits, aussi la question n’est pas : « qui est coupable ? » mais  : « jusqu’où vont-ils aller ? » ou : « auront-ils un sursaut de conscience ? ») confère à l’ensemble une profondeur morale bienvenue, dont les séries policières devraient d’ailleurs toujours pouvoir justifier. Féministe, discrètement queer et encore plus discrètement réflexive, Happy Valley réforme le genre de l’intérieur et remodèle nos représentations sans avoir l’air d’y toucher. C’est en un mot ce qu’on appelle un cheval de Troie - et notez qu’Ulysse est mieux en blonde et en gilet fluo.