I SAW THE TV GLOW - Jane Schoenbrun
Élégie atmosphérique d'une époque marquée par les signaux brillants du tube cathodique et des séries à cliffhanger, I Saw the TV Glow offre également une allégorie sombre de la transidentité, qui se sent parfois très proche de la culture d'évasion prônée par le capitalisme tardif…
La nostalgie est une dysphorie auto-immune. Elle provient du cœur même de notre psyché, se faufilant derrière notre dos et se nourrissant de nos propres souvenirs – elle se manifeste comme une boule dans la gorge. Tumeur ô combien savoureuse et aigre-douce, qu'on n'arrive pas à avaler et qui finit par nous plonger dans une rumination perpétuelle. La nostalgie, chez Jane Schoenbrun, a une couleur rose opaque. Comme dans The Pink Opaque, cette série par laquelle Owen, le personnage principal de I Saw the TV Glow, sera obsédé et hanté jusqu'à l'âge adulte. En effet, la nostalgie de I Saw the TV Glow a une couleur, voire une lueur. Sa matérialité est incarnée par le dispositif télévisuel qui, aujourd’hui en phase avancée de sa disparition, a déjà laissé son écran migrer vers d'autres appareils.
Une grande partie du film de Schoenbrun se passe à une époque où la consommation des séries était encore associée à un lieu physique – d'où « le poste de télévision » et la logique de diffusion linéaire. Nous sommes en 1996, et Owen a à peine 12 ans lorsqu'il voit le teaser du prochain épisode de The Pink Opaque alors qu'il zappait mécaniquement d'une chaîne à l'autre. Baigné sous la lueur magenta emblématique de la série, avec son visage marqué par une expression d'hébétude et de fascination qu'il gardera tout au long du film, il semble hypnotisé par les images qu'il vient de voir et dont le sens lui échappe encore. C'est sa rencontre avec Maddy, une étudiante de deux ans son aînée, qui déclenche vraiment son obsession avec la série. Comme sa mère ne l’autorise pas à regarder la télévision tard le soir, il trouve finalement une occasion pour la convaincre en prétextant qu'il va dormir chez un ami, alors qu'il se retrouve chez Maddy pour regarder un épisode de The Pink Opaque. Bien qu’Owen et Maddy partagent la même passion pour la série ado fantastique aux allures de Buffy contre les vampires, la cinéaste insiste beaucoup sur la solitude, le besoin respectif de ses personnages de se sentir soi-même, d'être vu et compris. Surtout avec Owen, souvent cadré seul, en plan large, en train d'avancer dans des espaces vides et liminaires, le film souligne visuellement combien il n'arrive pas à se sentir appartenir à ce monde. Les personnages de Schoenbrun ne sont pas ancrés dans leur réalité ; ils y flottent et elle les traverse, comme si leurs êtres n'étaient que des apparitions fantômes. L'inadéquation existentielle contamine le tissu même du film. Owen, narrateur non fiable par excellence, le confirme à Maddy quand il parle de sa sexualité : « J'ai l'impression que quelqu'un a pris une pelle et a creusé mon intérieur. Je sais qu'il n'y a rien là, mais je suis encore trop nerveux pour m'ouvrir et vérifier. » En effet, pour un film qui traite de sujets basés sur l'expérience collective, tels que la culture pop, les fandoms, les séries ados fantastiques, Maddy et Owen sont des personnages élusifs, auxquels il est difficile de s'identifier. Même dans leur propre relation, qui s'étend sur des années, le seul lien reliant Maddy à Owen, qui d'ailleurs se voient et parlent à peine, est maintenu par les cassettes de The Pink Opaque que Maddy laisse régulièrement à Owen, jusqu'à ce que la série soit annulée à la fin de la cinquième saison.
Plus qu'un objet culturel symbolique renvoyant à l'atmosphère des années 1990, Schoenbrun se sert de The Pink Opaque pour construire une allégorie de la dysphorie qui se manifeste à plusieurs niveaux : social, corporel, psychologique, mais surtout de genre, qui les regroupe tous en elle. Pour Maddy et Owen, les protagonistes de la série, Isabel et Tara, qui chaque semaine battent un monstre différent grâce à leur lien psychique, apparaissent comme les seules détentrices de leur véritable identité. S’il s’agit d’une allégorie de la transidentité au départ, Schoenbrun s'adresse à la jeune génération d'aujourd'hui aussi bien que d'autrefois ; qu'iels soient trans ou cis, iels avaient et continuent d'avoir chacun·e sa propre The Pink Opaque : un récit, un personnage ou une image à la fois lointaine et à portée de main, à l'intérieur duquel on se sent en adéquation avec la projection que l'on fait de soi-même.
C'est là que l'allégorie du film semble se heurter à une impasse. Une fois que l'on enlève la lecture sous l'angle des sujets trans, où l'expérience de la dysphorie est véritablement vécue comme un emprisonnement qui finit par suffoquer et engloutir l'individu, il reste une parabole tragique de l'évasion à travers les médias que l'on consomme, dans laquelle il n'y aurait aucune place pour résister, pour imaginer un monde alternatif. À cet égard, pour un film de cinéaste queer, I Saw the TV Glow semble repose davantage sur une logique binaire entre deux mondes et deux « moi » irréconciliables.
Par ailleurs, ce n'est pas la première fois que Schoenbrun explore nos relations avec les écrans ainsi que les sensations viscérales que peuvent procurer les mondes virtuels. Déjà dans We're All Going to the World's Fair, les tensions entre le corps, l'écran et l'image du corps se manifestaient à travers la jeune adolescente Casey, qui s'était lancée dans un défi en ligne en regardant une vidéo mystérieuse. Les liens entre le corps physique et le corps virtuel, c'est-à-dire la représentation ainsi que la transmission en direct de ce dernier, attestaient de la porosité inhérente de l'écran de l'ordinateur – ce qui rendait possibles des expériences fascinantes aussi bien que terrifiantes. À la différence de World's Fair, qui mettait en avant cette perméabilité que l'écran de l'ordinateur autorisait, l'écran de la télévision agit comme un mur de prison, de la même manière que le corps d'Owen, qui rend inaccessible son être véritable.
I Saw the TV Glow nous fait traverser de nombreuses émotions – la joie de la découverte, l'euphorie, ne serait-ce que passagèrement, de se sentir en phase avec quelqu'un, tout autant que la défaite, le désespoir, la peur et la honte de soi-même. Mais plus forte encore sera la tristesse profonde pour un passé qui est irrévocablement derrière nous et, dans le cas d'Owen, qui ne lui a jamais appartenu.
ÖYKÜ SOFUOGLU