RENCONTRE AVEC ALICE DIOP - Saint Omer
Acclamée par le public international après son triomphe à la Mostra de Venise avec son film Saint Omer, Alice Diop revient sur sa sensibilité documentaire ainsi que sur l’équilibre délicat entre l’intime et l’universel dans l’expérience de la féminité et de la maternité.
D’où est venue l’idée de faire un film à partir de cette histoire ?
J’ai assisté au procès à Saint-Omer pendant cinq jours, de cette femme qui avait tué son enfant dans les mêmes circonstances que dans le film. C’était une expérience très forte qui m’a beaucoup remué et renvoyé à des questionnements très intimes et personnels sur la maternité notamment. Je me suis aperçue très vite que ce qui s’est passé pour moi s’est aussi passé pour toutes les spectatrices, qui étaient très nombreuses et qui sont, sans aucune raison apparente, venues assister à ce procès comme moi. Les journalistes majoritairement féminines, les avocates, la présidente, les juges assesseurs : elles étaient toutes charriées par les mêmes bouleversements, renvoyées chacune à leurs rapports à leur mère, à leurs enfants. C’est cette expérience qui m’a convaincue et c’est au nom de cette conviction que j’ai eu l’envie de faire un film.
Comment avez-vous découvert l’histoire de cette femme, qui vous a sans doute motivé d’assister au procès ?
J’en ai entendu parler dans un article publié dans le journal Le Monde. Il y avait une photo d’un avis de recherche publiée par la police qui cherchait une femme, après avoir fait la découverte du cadavre d’un enfant qui avait été charrié par les vagues quelques jours avant. Par le biais de l’enquête, ils étaient remontés à la photo de cette femme, prise par une caméra de surveillance d’une gare parisienne. On voyait une femme noire pousser une poussette dans laquelle il y avait un bébé métis. Quand j’ai vu la photo de cette femme, j’ai un étrange sentiment de familiarité comme si je la connaissais, alors que je ne la connaissais pas du tout. Mais il y avait quelque chose qui me semblait assez familier. Et en regardant son visage, j’ai tout de suite su qu’elle était sénégalaise. Quelques jours après, quand cette femme a été retrouvée et qu’elle a avoué, j’ai appris qu’elle était effectivement sénégalaise.
À partir de là, s’est mise en place une forme de fascination pour cette histoire. Elle avait à peu près le même âge que moi. Dans son parcours de vie, il y avait des choses qui me semblaient familières. Je crois que la raison pour laquelle je suis allée à ce procès, c’est que dans un des articles qui rendaient compte de son premier interrogatoire, elle disait avoir déposé sa fille sur la plage alors que la marée montait. Dans cette phrase, il y avait déjà les prémisses d’un récit, de quelque chose de presque romanesque, de lyrique et de très psychanalytique pour moi. Je pense que si la journaliste avait écrit « Une femme a noyé son enfant », la violence, la littéralité, le caractère très concret de l’acte ne m’auraient pas du tout donné l’envie d’y aller. En fait, ce qui m’a donné l’envie, c’est l’idée que peut-être cette femme avait donné son enfant à une mer/mère plus puissante qu’elle. C’est vrai que la littérature permet d’aborder des choses qui sont absolument inqualifiables. On peut les regarder parce qu’elles sont stylisées par l’acte de la création. Et dans la manière dont elle racontait son récit, il y avait déjà quelque chose d’un acte de création qui permettait de le nettoyer de son caractère sordide pour aller convoquer quelque chose de beaucoup plus grand. Effectivement, j’ai assisté à un procès très concret et violent, parce qu’elle avait bien noyé son enfant, elle ne l’a pas déposé à la mer. C’était vraiment un acte criminel qui avait en même temps une dimension mythologique. Je crois que c’est pour cette raison que l’histoire était si retentissante et a autant marqué les esprits et suscité de commentaires. Marie NDiaye qui est une des grandes romancières françaises avec qui j’ai co-écrit, a écrit un roman à l’issue du travail qu’on a effectué ensemble. C’est la preuve même que cette histoire-là est une matière inépuisable aussi bien pour le romancier que pour le cinéaste.
Bien qu’il se base sur des faits réels, Saint Omer est votre premier film de fiction. S’agissait-il d’un défi pour vous? Qu’est-ce que vous pourriez nous dire sur cette expérience par rapport à votre parcours de documentariste ?
Très franchement, je trouve que j’aborde tous les films que je fais avec le même souci de recherche. Donc, je ne fais pas de différence. Pour moi, c’est un film qui s’inscrit dans la même lignée de tous les films documentaires que j’ai faits jusque-là. Dans ce sens, je n’ai pas vu de grandes différences dans la manière d’écrire, de penser ou de réfléchir pour trouver la mise en scène la plus adaptée pour porter cette histoire. Je crois que j’ai travaillé de la même manière, y compris dans la direction d’acteurs que je n’avais jamais abordée et qui était une nouveauté pour moi. Même là, je crois que je l’ai abordé comme une documentariste : je suis partie de ce que sont les interprètes. J’ai composé à partir d’eux. Je ne leur ai pas demandé de jouer quelque chose qu’ils n’étaient pas. Les films documentaires viennent de mon désir de filmer telle ou telle personne, pas parce qu’il représente quelque chose d’autre, mais juste parce que j’envie de le filmer. Et même avec les acteurs, ça s’est passé de la même manière.
Vous avez parlé des images qui vous ont amené à suivre ce procès. Mais délibérément, vous ne recréez pas cet acte terrifiant et le garde en dehors du film. Pourriez-vous parler de cette décision de limiter le récit à la salle du tribunal ?
Je crois qu’avant tout, c’était pour des raisons éthiques et morales, parce que l’acte de cette femme est insaisissable et reste un mystère jusqu’au bout. Et je ne me sentais pas le droit d’interpréter par des scènes qui allaient rejouer ce que moi-même, je n’ai pas compris, ce qu’elle n’a pas compris. J’aurais trouvé ça malhonnête, et même pornographique. C’était aussi pour des raisons cinématographiques parce que je travaille beaucoup à partir du hors-champ. Et Saint Omer est un film de parole qui convoque énormément de hors-champ. Ce hors-champ fait participer aussi le spectateur : il ne l’enferme pas dans un point de vue qui ne serait que le mien. Il ne l’enferme pas dans ce que j’ai dans la tête. Il est assez ouvert et généreux pour faire participer le spectateur. L’une des grandes forces que je trouve dans le hors champ au cinéma, c’est le fait qu’il est presque une conscience et il n’est pas enfermé dans l’imaginaire d’un cinéaste. Le fait d’avoir fait ce choix des scènes très longues, très fixes ; de cette écoute, de cette manière de regarder intensément ce personnage-là, cela permet au spectateur de traverser le film en étant lui-même charrié par des émotions très contradictoires.
Comme vous l’avez dit, Saint Omer est un film de parole, mais le langage que vous privilégiez est assez littéraire et il joue un rôle très important. Comment expliquez-vous ce choix ?
Il vient de la matière documentaire à proprement parler. C’est-à-dire que c’est réellement comme ça que ça s'est passé. Et ce qui m’intéressait, c’était cette manière dont la vraie accusée avait raconté son acte. Elle mettait une distance et créait presque directement un récit de son propre acte qui nous permettait de l’écouter. Je pense que si elle n’avait pas eu cette manière extrêmement châtiée de parler, cela aurait été inaudible. Et c’est ça qui m’a passionné. La manière dont elle utilisait le langage, c’était aussi une façon de prendre de la distance, de construire un personnage. En construisant ce personnage d’elle-même, elle résistait à toutes les projections qu’on pouvait faire d’elle et qu’on peut faire sur une femme noire par les mêmes occasions. Et c’est aussi quelque chose qui m’a beaucoup intéressé.
Sans vouloir vous poser une question très personnelle, je voudrais revenir sur vos mots quand vous avez dit que ce procès vous a fait penser à votre rapport à la maternité. Quels étaient les effets du procès sur vous ?
Cette expérience appartient à ma vie privée et je pense que ce n’est pas nécessaire que je l’explique. Mais il m’est arrivé une chose assez belle qui m’a convaincu que ce n’était pas nécessaire de formuler nos sentiments avec des mots. La première interview que j’ai donnée était avec une journaliste et pendant l’interview, elle s’est mise à pleurer, en parlant de la plaidoirie des chimères. J’ai juste accueilli ses larmes, je ne lui ai pas demandé pourquoi elle pleurait. Le fait qu’elle pleure m’a convaincu de la justesse du film. Aujourd’hui, j’ai presque plus envie de donner ce film aux gens pour qu’ils vivent leurs propres expériences, interrogent pour eux-mêmes ce que cette histoire leur fait, sans avoir besoin de le dire.
Le récit de Saint Omer est, outre sa dimension intime, une histoire très universelle. Comment avez-vous procédé pour établir cette universalité ?
Cette universalité était déjà là. Car presque toutes les femmes qui avaient suivi le procès avaient été envoyées à des choses très personnelles et intimes. C’est la conviction la plus concrète de l’universalité de cette histoire alors même que c’était l’histoire d’une femme noire, sénégalaise qui a tué son enfant. Rama aurait pu être un personnage blanc. Mais le fait qu’elle soit noire, c’est tout aussi universel. Pour moi, c’est vraiment une conviction politique de dire que nous, les femmes noires, ne sommes pas confinées à notre négritude. On est traversé, charrié par les mêmes émotions que toutes les femmes noires sur notre mère, nos enfants. On est aussi gouverné par ce type de sensations, de sentiments, d’interrogations. Mais il est vrai que le cinéma n’en fait pas beaucoup d’écho. À chaque fois qu’il y a un personnage noir dans un film, il faut qu’il soit justifié dans le scénario. Dans Saint Omer, ce n’est pas tout à fait le cas : Rama est très située socialement. C’est une femme française noire qui est romancière et professeure de littérature. C’est un personnage qu’on a très rarement vu et lu jusqu’à aujourd’hui. Et c’est aussi ma fierté d’avoir pu permettre de renouveler un peu les imaginaires autour des femmes noires.
Donc, même si la mère de Rama est une femme immigrée, comme le laissent supposer les indices de ces flash-back, la question centrale qui l'habite, c'est « comment devenir mère à partir de la mère que j'ai eue ? » Cette question est à la fois extrêmement banale et en même temps complètement universelle, justement parce qu'elle est banale, elle est partagée par tous.
Cette interview a été réalisée en septembre 2022, lors du Festival International du film de Venise.