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AUDREY DIWAN & ANAMARIA VARTOLOMEI - Entretien croisé

À l’occasion de la sortie de L’Événement, lauréat du Lion d’or à la Mostra de Venise, nous avons rencontré la réalisatrice Audrey Diwan et l'actrice Anamaria Vartolomei. 

Tout le film tourne autour d’Anne et de sa détermination, il ne fallait pas se tromper d’actrice et trouver une comédienne capable de relever ce défi. Comment avez-vous trouvé Anamaria, Audrey ? Comment s’est-elle imposée à vous ?

Audrey Diwan : Je savais que le film et l’actrice ne feraient qu’un, c’était crucial. J’ai travaillé avec une directrice de casting que j’aime beaucoup, Elodie Demey, et je lui ai transmis quelques critères assez précis. D’abord, je voulais quelqu’un qui ait déjà une expérience au cinéma, parce que le dispositif du film et la proximité entre le chef opérateur Laurent Tangy et l’actrice qui allait incarner Anne est telle que j’avais besoin de quelqu’un qui puisse dompter l’idée de la caméra, et c’est difficile de savoir jouer et de rester concentrée sur le jeu et sur le personnage dans cet état d’hyper proximité. Ensuite, quand Anamaria est arrivée au casting - je fais moins des castings que des longues séances de travail -, plusieurs choses m’ont frappée : déjà je trouvais qu’elle avait une présence, un mystère, qu’elle imposait quelque chose physiquement. Elle ne cherchait pas du tout à me plaire, elle m’a posé des questions sur le rôle, sur ce qu’il allait falloir faire, j’avais plus l’impression de rendre des comptes qu’autre chose, je me disais qu’elle me faisait déjà penser à Anne, elle évoquait pour moi le personnage. Et puis, j’avais besoin de quelqu’un qui sache faire passer beaucoup d’émotions en en faisant très peu, j’aime les jeux épurés, et le cadre vraiment très très proche de son visage, implique qu’on n’en fasse pas trop. Jouer trop en étant très près, c’est insupportable, ça aurait tué le film. Donc Anamaria avait toutes ces facultés-là, et la dernière chose qui était très importante pour moi, et qui est aussi inhérente à ma manière de travailler, c'est que je cherche une partenaire intellectuelle, et sur ce film plus encore, puisqu’il s’agit de camper une étudiante en lettres, quelqu’un qui deviendra l’autrice qu’on connaît, donc il me fallait quelqu’un qui ait un vrai rapport au texte, au sens des mots, avec qui je puisse échanger. Anamaria avait donc tout cela. Assez rapidement, j’ai su que je voulais lui confier le rôle.

Et toi Anamaria, comment as-tu découvert ce projet ? Quelles ont été tes premières impressions à la lecture du scénario ? 

Anamaria Vartolomei : C’est Elodie Demey, la directrice de casting, qui m’a fait passer le scénario via mon agent, et dès que je l’ai lu, j’ai été frappée par la précision, la justesse des dialogues. Le film était très bien construit, et le rôle très nuancé, complet, riche, j’ai été attirée par cela. J’aime ce qu’il aborde, j’aime ce qu’il dit de cette jeune femme, sa part de liberté, notamment sexuelle, de désir, de plaisir, de transfuge, de l’envie de s’élever socialement. J’aime le fait que le film repose essentiellement sur la crainte de ce qui pourrait arriver, il y a un suspense dans le film, Audrey parle d'ailleurs de « thriller intime ». J’avais envie de défendre cette jeune fille.

Audrey Diwan : Tu avais décidé que ce serait toi et personne d’autre. La détermination du personnage est assez connexe avec la détermination de l’actrice.

Anamaria Vartolomei : Oui je pense que j’aurais ressenti une énorme frustration si je n’avais pas réussi à avoir le rôle.

Vous revenez d’Italie où vous avez fait une tournée de projections et d’interviews. Comment le film a-t-il été reçu là bas ?

Audrey Diwan : C'est très différent. C’est intéressant d’assister à ça parce que le film n’est jamais reçu de la même manière en fonction du pays où on le montre. Je dirais que ça revêt une dimension très politique, parce qu'il y a toute l’histoire du catholicisme qui est encore très prégnante en Italie et qui fait de l’avortement quelque chose de hautement contraire à la religion catholique. Il y a aussi une problématique un peu plus silencieuse, sourde mais très complexe, qui est celle des objecteurs de conscience en Italie, qui sont très nombreux et très présents. En théorie, l’avortement est légal, on le pratique, mais quand une jeune femme veut avorter, elle peut se retrouver face à un médecin qui lui explique que c’est mal. Le distributeur italien a choisi - et je suis pas sûre d’être complètement dingue de ce titre - de ne pas appeler le film L'Événement, mais Le choix d’Anne, et je pense que ce simple changement indique le tropisme politique du film en Italie. Pendant la conférence de presse à Venise, un journaliste, qui était assis en face de nous et nous regardait très intensément, nous a dit qu’il était contre l’avortement. Je me suis dit « Ah on y est », sachant que mon désir n'a jamais été de faire de la polémique sur ce film, d’opposer les gens et de le mettre dos-à-dos, mais plutôt d’ouvrir une discussion, dans la mesure du possible. Et ce qui était très beau, c’est ce que ce journaliste nous a dit « Moi je suis contre en théorie, c’est ma culture, mais le film m’a touché à un endroit particulier, et je me pose des questions ». Il n'a pas dit qu’il avait changé d’avis, on ne change pas d’avis comme ça, mais on sentait que quelque chose avait bougé, même légèrement, qui faisait que la question se posait autrement. C’est assez beau à voir. 

On se rend compte avec votre film qu'on ne connaît pas la réalité d’un avortement clandestin. Que cette violence a été tue, parce qu’on n’avait pas envie de la voir. 

Anamaria Vartolomei : Oui, c’est exactement ce que je me suis dit en lisant le scénario et le livre par la suite.

Audrey Diwan : Tout le monde est aligné. Ce qui est fou, c’est qu’on a beau être sensible à ces questions, on ne connaît pas la réalité de ce processus d’avortement clandestin, et moi non plus je ne la connaissais pas. On se rend compte que nous, femmes occidentales en conquête de liberté et éveillées à tous ces sujets, on a encore une part de méconnaissance qui est énorme.

Un peu comme les règles ou le désir féminin : tout ce qui concerne la sphère intime des femmes, ce n’est pas ou peu représenté au cinéma. Pourquoi, selon vous ?

Audrey Diwan : C’est une bonne question. Sur le plaisir de la femme, je suis toujours étonnée parce que c’est vraiment une pulsion joyeuse, positive. Pourquoi on ne montrerait pas une femme qui jouit ?

Anamaria Vartolomei : Parce que je pense qu’on a du mal à dissocier le plaisir des sentiments. Quand on représente une femme qui a du plaisir, c'est toujours lié au côté sentimental. Une femme amoureuse couche, mais une femme célibataire ne peut pas avoir du plaisir. Comme le personnage d'Anne dans le film. 

Audrey Diwan : Oui tu as raison, elle n'a pas le droit pas se donner du plaisir. C’est très judéo-chrétien, on a un héritage culturel, on est le fruit d’une culture, on est encore empreints de ça, de la pensée patriarcale, je pense que ça infuse fortement en nous. Il y a des tabous qui sont intégrés, des choses qu’on oublie de remettre en question, qu'il faut réinterroger, nous, en tant que cinéastes. C’est un chemin à faire.

J’ai l’impression qu’il y a un énorme tabou autour de l’avortement, encore aujourd’hui. Le mot n’est pas prononcé du film. Vous avez préféré le silence aux mots. Ce sont des mots qui font peur, avortement, grossesse non désirée ? 

Audrey Diwan : Plus il y a de silence, plus une société qui ne veut pas qu’un système bouge a de chances de le pérenniser. Les mots sont pour moi le premier vecteur de changement, donc dès qu’on se met à parler de quelque chose et qu’on le nomme, et qu’on pose des mots et des concepts, on commence à faire bouger les mentalités. Ce n’est pas un hasard si certains mots se murmurent ou si on hésite à les prononcer. Pendant toute la tournée qui a succédé notre prix à Venise, à chaque fois que j’ai dit « j’ai avorté », d’autres femmes dans l’assistance ont prononcé les mots « moi aussi j’ai avorté…». Donc on ouvre cette possibilité de parler, je la propose en tout cas. Les gens y répondent, et je trouve ça intéressant.

"Il n’y a aucune raison que sexuellement on soit deux et qu’ensuite on soit seule face à la question de l’avortement"

Anamaria, comment as-tu travaillé ce rôle, très silencieux, où tout se joue dans le regard et la démarche du personnage ?

Anamaria Vartolomei : On a beaucoup anticipé et travaillé les scènes en amont. On a commencé pendant le premier confinement à échanger quasi quotidiennement des références de films, de livres, à voir, à lire. Des références qui pourraient nous aider à construire le personnage. C’est comme ça qu’on a commencé à le dessiner. Ensuite, il y a eu deux semaines de préparation, de répétitions physiques, avec tous les acteurs quasiment, on avait même fait une lecture avec Sandrine Bonnaire, donc tout a été abordé. Rien n’a été mécanisé, mais les scènes qu’on n'a pas trop approchées étaient les scènes de douleur, je pense que tu peux difficilement les construire à l’avance. On a été disponibles à ce qui se passait sur le plateau à ce moment-là, on s’est laissé aller et on se faisait confiance, parce qu’on était tellement riches de ce qu’on avait construit en amont que tout était déjà assez fixé, assez calé, on a peaufiné les détails sur le plateau, et on a travaillé aussi en miroir. Il y a une scène où Audrey et moi étions assises l’une en face de l’autre. 

Audrey Diwan : On cherchait ensemble. Je pense qu’il ne faut pas se prémunir contre tous les risques, faire du cinéma c’est accepter une part de risque et donc il y a ce qu’on répète en amont et ce qui permet aussi d’affiner et d’améliorer, et puis il y a une façon de se jeter dans le vide qui est nécessaire à certains endroits, et il faut embrasser cette idée.

Ce qui nous choque dans le film, c’est la solitude du personnage principal. Il faut dire que les hommes ne sont pas très présents dans le film. L’avortement, c’est une expérience féminine et solitaire, quoi qu’il arrive ?

Audrey Diwan : Je suis pas d’accord avec cette idée, je trouve que ça ne devrait pas l’être donc j’ai aussi fait ce film pour la partager avec des hommes et je ne voudrais surtout pas que ce soit un film de femmes fait pour des femmes. Il n’y a aucune raison que sexuellement on soit deux et qu’ensuite on soit seule face à la question de l’avortement. Et quant aux hommes, j’ai essayé de les traiter avec beaucoup de délicatesse, parce que la position de l’homme est souvent le reflet d’une méconnaissance, d’une époque où on n’enseigne pas aux hommes, on n’aguerrit pas les hommes à ce qu’est la condition de la femme, donc leurs réactions sont souvent le fruit de cette méconnaissance. Mais il y a un personnage qui montre ce que peut être le chemin d’un homme quand il sait, c’est le personnage de Jean qui est joué par Kacey Mottet-Klein, qui est certainement le pire au début du film et qui, chemin faisant, comprend ce que traverse Anne et devient un des rares qui aide.


Propos recueillis par Esther Brejon. Merci à Léa Ribeyreix, Hassan Guerrar et Julie Braun

Crédit photo :  Audrey Diwan © Manuel Moutier