Sorociné

View Original

JE VERRAI TOUJOURS VOS VISAGES - Jeanne Herry

Mots sur maux 

Après l’émouvant Pupille, Jeanne Herry continue de célébrer la force du collectif dans un nouvel essai humaniste sur la justice restaurative, actuellement en salles.

« J’ai croisé le loup… et j’ai survécu. ». C’est par ces petits mots, si simples, presque enfantins, que Chloé cherche à exprimer son trauma : les viols incestueux perpétrés par son frère ainé une quinzaine d’années plus tôt. Si son agresseur à depuis longtemps été condamné, la jeune femme, formidablement interprétée par Adèle Exarchopoulos, ravive le passé pour enfin définitivement tourner la page. Une ultime médiation qui s’opère sous le coup de la justice restaurative, dispositif mis en place par le Ministère de la Justice en France depuis 2014. Ce loup, d’autres individus l’ont rencontré. Sous d’autres formes. Sous d’autres visages. Dans une prison proche de Paris, trois victimes de vols avec violence rencontrent ceux qui ont commis des agressions similaires. Pour tous, le dialogue sera une arme  et une armure à la fois. C’est avec pudeur et réalisme que Jeanne Herry filme les étapes de ce processus psychologique. Pour exprimer sa complexité, elle fait le choix d’appréhender dans son film deux exemples distincts, montés en parallèle. Si sa mise en scène obéit à des règles similaires dans les deux cas - mise à distance de la caméra, action par le dialogue plus que par le mouvement -  il est intéressant de noter à quel point ses approches cinématographiques diffèrent sur chaque histoire. 

Dans la partie autour du personnage de Chloé, tout s’opère à travers la relation entre la victime et sa médiatrice. On observe progressivement les deux femmes s'amadouer, la victime fendant peu à peu son armure. Une des meilleures idées de la cinéaste est ainsi de ne jamais montrer l’agresseur, si ce n’est dans la confrontation finale. Pas d’ombre menaçante, ni de visage qui pourrait susciter notre empathie avant la confrontation finale, où le loup paraît bien plus frêle que ce qu'on aurait pu imaginer. Cette partie s’ouvre vers l'extérieur, multipliant les décors, à l’inverse du deuxième acte du film, huis clos carcéral à la Douze hommes en colère, exception faite que les auteurs de crimes, tous des hommes par ailleurs alors le choix des victimes est mixte, participent au débat. Ici Jeanne Herry délaisse la viscéralité de l’axe précédent (nous traversions les scènes souvent avec le personnage d’Exarchopoulos, revivant ses images traumatiques par le biais de très courts flash-backs par exemple) pour une mise en scène cette fois plus théâtrale, un peu plus froide, où le texte est roi. Si la violence de actes n’est jamais édulcorée, les loups s’humanisent progressivement sous l'œil de Herry qui met en avant dans son écriture la prise de conscience par l’écoute et le respect mutuel entre les parties. On y sent l’influence de son passage à la Comédie Française, où la réalisatrice a conçu  et mis en scène en 2019 Forums, pièce centrée là aussi sur le dialogue entre les individus, mais cette fois à travers le prisme des réseaux sociaux.

Plus globalement, Je verrai toujours vos visages constitue également une sorte de diptyque avec le précédent film de Jeanne Herry Pupille (2018). Dans les deux cas, la cinéaste cherche à s’émanciper des codes du film social naturaliste, auquel leurs sujets auraient pu parfaitement se prêter, pour aller puiser ce qu’il y a de plus romanesque dans le réel. Par la finesse de ses dialogues et l’engagement de ses comédiens, elle parvient sur chaque point à trouver le ton juste. L’émotion avec Herry n’est jamais feinte, chose rare dans ce type de production que le cinéma hexagonal aime tant embrasser. 

Toutefois, on pourrait regretter sur ce nouveau film une didactique un peu convenue, pour ne pas dire trop appuyée. La faute probable à la méconnaissance du public qui entoure le dispositif de justice restaurative qui pousse cette grosse production vers la pédagogie. Là où Pupille s’engageait à déployer plusieurs files à partir d‘un nourisson né sous X, on peut regretter que la cinéaste prenne ici le parti d’un schéma plus balisé. En actant son histoire en deux parties quasi-distinctes dans le but d’aborder tout le spectre des possibilités du procédé, du crime le plus intime à l’agression la plus banale, Jeanne Herry y perd finalement en puissance dramaturgique. Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir face à ce film. Jamais naïf, Je verrai toujours vos visages replace l’importance de la parole dans une époque où l’individualisme et la culture du clash se taille la part du lion. L’humanisme de la cinéaste et sa manière de célébrer la force du collectif n’a pas fini d’infuser dans notre esprit.