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JEANNE DIELMAN, quai du commerce, 1080 Bruxelles - Chantal Akerman

Delphine, ma mère, la vôtre, vous-même

En octobre dernier, le magazine Sight and Sound consacrait Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, au sommet de son Top 100 des meilleurs films de tous les temps. On enjambe cette consécration de bon ton, qui sert de caution inclusivité à un classement notoirement masculin, et on se réjouit du retour en salles du film de Chantal Akerman, 50 ans après sa présentation à la quinzaine des Cinéastes (alors Quinzaine des réalisateurs). L’occasion de regarder autrement ce film éclusé par la critique, pierre de touche du cinéma féministe.

« Une femme de dos qui épluche des pommes de terre. Delphine, ma mère, la vôtre, vous-même. Quand on montre quelque chose que tout le monde a vu, c’est peut-être à ce moment-là qu’on le voit pour la première fois.» Chantal Akerman sur Jeanne Dielman

C’est aussi vrai d’un film que tout le monde croit connaître. Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles ressort en salles aujourd’hui. Si vous l’avez vu, vous savez que c’est un film à part, stupéfiant, dont on garde un souvenir comme une cicatrice. Si vous ne l’avez pas vu, vous savez qu’il dure trois heures et que Delphine Seyrig épluche assez de pommes de terre pour une semaine de raclettes. Vous vous dites peut-être : « c’est bon, j’ai l’idée ». Seulement Jeanne Dielman n’est pas un film d’idées. On voit d’où peut venir le malentendu : l’action est si infime, le personnage si opaque qu’on se rabat assez vite sur l’arête politique du film - l’aliénation des femmes par la vie domestique, la dissolution de l’identité dans le tic tac du quotidien. On quitte alors le film pour le débat d’idées, comme s’il n’était qu’illustation de la littérature féministe.

Voyez pourtant la différence : à lire Kate Millett, Andrea Dworkin et les autres, on se pénètre de l’idée de l’oppression des femmes, on comprend d’où elle vient, comment elle s’organise et comment elle se maintient ; à voir Jeanne Dielman, on s’expose à la sensation de cette oppression. Regarder quelqu’un faire quelque chose ne sera jamais tout à fait le faire (ou le subir) soi-même, bien sûr, mais Chantal Akerman porte le cinéma au plus près de ce rêve un peu fou - abolir la distance entre une expérience d’image et une expérience de corps. Qu’elle ait mis ce talent au service d’une histoire si ordinaire, du travail domestique et de la prostitution soustraite au fantasme des hommes, est aussi profondément émouvant et révolutionnaire aujourd’hui qu’à époque.

Le film ne rend évidemment pas le même son qu’à sa sortie. En 1976, le sort de Jeanne n’est pas celui de toutes les femmes, mais une majorité d’entre elles sont captives de la vie domestique, qu’elles vivent avec un homme ou non, qu’elles aient ou non un emploi rémunéré. Près de 50 ans plus tard, les luttes féministes se sont un peu déplacées, et avec elles nos représentations de l’oppression. Rappelons-nous que la condition des femmes ne s’est améliorée visiblement que pour les femmes des classes supérieures, celles-là mêmes qui attendent le film dans les salles du quartier latin. Comprendre qu’une distance s’est creusée entre le personnage de Jeanne et son public et que cette distance, qui est à la fois sociologique et temporelle, exige une vigilance particulière : l’erreur serait de regarder Jeanne Dielman comme un film de matrimoine, en se félicitant d’avoir laissé l’aliénation aux intérieurs fleuris des années 1970. Ce n’est pas le cas. À travers Jeanne ne miroitent pas seulement des siècles d’oppression passés, mais aussi l’oppression actuelle de celles (et ceux) que le patriarcat et le capitalisme continuent de maintenir en servitude. 

Ajoutons que cette distance se résorbe ailleurs. Qu’importe d’où l’on regarde le film, on sent tomber sur soi le temps d’un quotidien frappé par la répétition, seconde à seconde, minute à minute, et l’on suffoque à la place de Jeanne qui n’exprime rien - précisément parce qu’elle n’exprime rien. Qu’attendons-nous d’un film, sinon qu’il nous remplisse de la vie des autres ? Si le film est si difficile, c’est que Chantal Akerman répond par cette attente par son contraire en nous imposant la contemplation du temps creux. Le plan de Jeanne, à la fin du film, inactive et béante dans son fauteuil, insinue un doute qui est un vertige : n’y aurait-t-il entre elle et nous qu’une différence de méthode ? Nous comblons nos vides devant un écran, elle devant un tricot. Jeanne Dielman est féministe et politique, bien sûr, mais il ne l’est que par voie de conséquence. C’est avant tout un grand film existentiel.