JEANNE ET LE GARÇON FORMIDABLE - Olivier Ducastel, Jacques Martineau
Un chef-d’œuvre à (re)découvrir d’urgence
La comédie musicale de 1998 ressort en salles en version restaurée. L’occasion toute trouvée de voir et revoir cette ode à l’amour libre resplendissante et mélancolique.
C’est en 1967, sur la scène d’une kermesse imaginaire, que les sœurs Garnier ont ravi nos cœurs. Ces drama queens mélomanes, éprises d’indépendance, nous invitaient à chanter la vie, les fleurs, les rires et les pleurs… Bref, on connaît les paroles sur le bout des doigts, car Les Demoiselles de Rochefort, ses couleurs affriolantes et son hétérosexualité parodique est une bulle de sécurité pérenne pour bien des personnes queer. Mais passé la révolution sexuelle des seventies, le tournant de la rigueur des années 1980, le jour d’été s’est terminé et Jacques Demy est emporté en 1990 par un mal dont le nom est encore tu.
Comment continuer à chanter la terre pour être heureux à une époque où les morts se multiplient ? Le rose du triangle arboré par les militants d’Act Up a succédé à celui des robes de Delphine Garnier. Aux États-Unis, c’est Jonathan Larson qui va faire chanter la séropositivité sur les planches de Broadway avec la comédie musicale Rent, inspirée par La Bohème de Puccini. En France, Olivier Ducastel et Jacques Martineau s’acquitteront de cette tâche délicate en 1998, avec Jeanne et le Garçon formidable.
Le titre évoque les romans d’apprentissage d’antan. Jeanne, c’est une jeune réceptionniste pétillante et audacieuse qui multiplie les conquêtes. Son garçon formidable, Olivier, est un ancien toxicomane séropositif qui ne fera pas de vieux os. Entre eux, un amour qui ne triomphera pas de la mort. Dès le début, ce dénouement est assené par François dans La vie réserve des surprises : « L’amour n’est pas un remède pour ceux que cette mort attend », mais quelques couplets plus tard, « Tu aimes encore, tu t’abandonnes, tu crois en l’amour en la vie ». Il n’est pas question ici de faire l’apologie de l’abstinence, mais au contraire, de tisser une vision de l’amour libre et charnelle, hors des carcans du couple.
Jeanne est la voix de ce manifeste. Elle séduit ceux qui lui plaisent sans honte, rit au nez des bourgeois qui veulent l’épouser, et pour elle, s’éprendre de plusieurs personnes à la fois n’est pas un problème. Il ne s’agira pas non plus d’un problème pour l’objet de sa tendresse, Olivier, avec qui elle couche dès leur rencontre, sans s’embarrasser de la morale sexiste du « pas le premier soir ». Ses chansons parlent de jouissance féminine, et de « la bite » de son homme idéal, et quand a-t-on vu une héroïne de comédie romantique aussi frontale avec son désir sexuel ?
Jeanne et le Garçon formidable saisit à merveille l’urgence d’aimer d’une ère mortifère, il est d’une honnêteté telle que les voix imparfaites de son casting ne sont pas retouchées (à l’exception de celle de Virginie Ledoyen). Il y a une volonté de ne pas lisser les aspérités de la vie comme pouvaient le faire certaines comédies musicales, d’y insuffler du politique aussi, car comment parler de l’épidémie de sida sans parler politique ? Ainsi, Jeanne revendique son agentivité sexuelle, ainsi, Olivier s’emporte contre Pasqua et Cresson dans la somptueuse Java du séropo, ainsi, le film essaie même de parler de racisme, avec énormément de maladresse (le paternalisme de Touche pas à mon pote est passé par là). Novateur dans son propos et allergique aux clichés, le long-métrage d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau se redécouvre à la fois comme une œuvre politique et un bonbon acidulé qui fleure bon les futures années 2000.
LEON CATTAN