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JULIETTE AU PRINTEMPS - Blandine Lenoir

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Famille à tout prix

En adaptant la bande dessinée de Camille Jourdy, Blandine Lenoir livre un beau portrait de famille et continue son travail sur la représentation réaliste des vécus féminins, abordant subtilement des thèmes comme la dépression, la sexualité et la maternité.

Quand on s’attable à un repas de famille sur grand écran, on sait souvent que tout peut arriver. Quand Juliette (Izia Higelin), illustratrice d’une trentaine d’années à la dépression latente, rentre dans sa petite ville de province, elle retrouve autour de la table : une sœur dépassée par sa vie de famille (Sophie Guillemin), un père solitaire et fatigué (Jean-Pierre Darroussin), une mère artiste (Noémie Lvovsky) et sa nouvelle conquête, et une grand-mère aimante au crépuscule de sa vie (Liliane Rovère). Tout ce petit monde s’aime, mais les non-dits se sont accumulés au fil du temps. Dans la fameuse scène de repas donc, passage obligé de ce type de comédie dramatique pour réunir tous les protagonistes, chacun y va de son petit conseil à Juliette pour la sortir de son spleen. Mais quand elle évoque ouvertement son mal-être face à sa sœur, le malaise s’installe et la conversation dérive rapidement sur la qualité culinaire. Un ping-pong verbal drôle et malignement mis en scène par Blandine Lenoir, qui montre en quelques minutes les mécanismes que met en place une famille pour éviter les sujets qui fâchent. Ou plutôt LE sujet, car la dépression, tous l’ont vécue ou la vivent à des degrés différents. Car cette famille est hantée par des fantômes que personne ne veut voir réapparaître, comme l’indiquait d’ailleurs le titre de la bande dessinée dont le film est l’adaptation : Juliette - Les fantômes reviennent au printemps (Camille Jourdy, éditions Actes Sud, 2016, auquelle la cinéaste n’oublie pas de rendre justice avec de jolies séquences animées). Blandine Lenoir signe une chronique familiale pleine de tendresse portée par un casting dont elle parvient à faire sortir toute la sensibilité. Si l’histoire n’est pas des plus originales – le retour au bercail d’une parisienne découvrant sur place le secret de famille à l’origine de ses traumas –, la cinéaste parvient à nous émouvoir grâce à la peinture subtile des rapports entre ses différents personnages.

Si Juliette au printemps est moins marqué politiquement que ses deux précédents films, qui donnaient un vrai coup dans la fourmilière des représentations de sujets tabous (la ménopause dans Aurore et l’avortement dans Annie Colère), la cinéaste y distille tout de même son féminisme à l’écran. Nouveauté, par exemple, elle s’intéresse bien plus aux hommes et leurs émotions, déjouant les clichés sur la masculinité à la fois via un personnage assez jeune, le sympathique Pollux (Salif Cissé) troublé par ses sentiments naissants pour Juliette, et un autre bien plus âgé, le père de Juliette toujours hanté par ses fantômes du passé, magnifiquement interprété par Jean-Pierre Darroussin. Étonnamment, c’est peut-être le personnage de Juliette qui semble le moins intéresser la réalisatrice. Celui-ci est porté par une Izia Higelin qu’on a vu plus investie, et l’arc autour de sa dépression se trouve finalement abordé de manière assez classique, quelques dialogues invoquant l’arrêt des règles comme symptôme physique des problèmes de santé mentale du personnage détonnant peut-être. 

Blandine Lenoir attarde ainsi plus volontiers sa caméra sur Marilou, la sœur de Juliette, mère de famille hyperactive dont le mal-être s’illustre différemment. Vue par ses proches comme la « femme forte » de la famille, comme elle le déplore d’ailleurs à un moment du film, elle porte toute la charge mentale de son foyer. Pour s’échapper de ce rôle de mère et d’épouse, elle entame une liaison avec un vendeur de déguisements. Une relation ludique qui renvoie à une certaine insouciance adolescente – la question du jeu est omniprésente dans leurs rapports, lui venant toujours costumé à chaque rendez-vous qui se déroule dans l’intimité d’une serre – dont Blandine Lenoir filme les ébats de manière révolutionnaire. Rarement nous aurons vu aussi frontalement deux corps aussi communs s’aimer avec autant de passion. Ils ont tous les deux des physiques banals et un peu fatigués de quadragénaires, des formes généreuses. Le fait de montrer ces êtres nus, libres, sans jugement sur le corps, apporte un certain vent de fraîcheur. Comme de voir, après moult péripéties, ce beau personnage reprendre en main sa vie et sa liberté en s’extrayant des injonctions à se donner l’apparence de la mère de famille parfaite dans son petit pavillon de province.

ALICIA ARPAÏA