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L’ÉTRANGE FESTIVAL 2022 : Claustrophobie et patriarche

Kisapmata, Mike De Leon, 1981

L’Étrange Festival continue joyeusement d’explorer le thème inavoué de cette 28ème édition !

Relativement méconnu en Occident, le philippin Mike De Leon a pourtant une belle carrière derrière lui. Après des études en Allemagne, il a été multi casquettes : producteur, directeur de la photographie, réalisateur, scénariste. Cette année, L’Étrange Festival lui consacre un focus en projetant quatre de ses films. C’est Gaspar Noé qui présente la projection de Kisapmata (1981) et le réalisateur de Vortex ne tarit pas d’éloges, promettant un chef d’œuvre.

Une jeune femme épouse son petit-ami mais son père, un homme violent et abusif, n’est pas décidé à la laisser quitter le foyer. Petit à petit, l’emprise du patriarche se resserre, la mère est effacée, la fille effrayée, le beau-fils impuissant. Kisapmata n’est pas un huis clos mais c’est tout comme. L’image de la maison clôturée, habitée par l’horreur, hante tout le monde et ne fait que revenir dans le champ. A mi-chemin entre le thriller et le drame pur et dur, Kisapmata emprisonne son spectateur autour du terrible patriarche mais dépeint surtout le malheur des femmes et filles de mari et père abusif. Le mécanisme de l’emprise est particulièrement bien exploité et reproduit, et le film mérite sa belle restauration toute neuve.

Le focus sur Victoria Abril amène à découvrir une autre histoire, un autre pays et un autre patriarche effrayant dans Cambio de Sexo de Vicente Aranda. Le film de 1977 met une toute jeune Victoria Abril (cette dernière dit pendant la présentation qu’elle n’avait alors que 14 ans mais le personnage et les chiffres semblent indiquer 18 ans, et c’est plutôt rassurant), dans le rôle d’une jeune femme transgenre. « José Maria » n’a jamais été le garçon que son père voulait, malgré la pression exercée. Considéré(e) comme étrange voire pervers(e) par son simple manque de « virilité », l’adolescent(e) fuit, à ses 17 ans, sa famille, pour commencer à affirmer son identité en tant que celle qu’elle est vraiment. Réalisé à la sortie du régime franquiste ultra-conservateur, Cambio de Sexo est pourtant d’une modernité impressionnante. C’est la belle éclosion d’une jeune femme qui quitte ses faux-semblants lors de son entrée dans la vie adulte, mais c’est aussi un grand drame miné par la transphobie qu’elle rencontre. Le film pose des questions novatrices pour l’époque, notamment sur le danger de ne considérer le genre qu’à travers des organes reproducteurs. Et l’écriture globale est simplement excellente.

Cambio de Sexo, Vicente Aranda, 1977

Outre des projections de films rares ou des nouveautés inattendues, L’Étrange Festival permet aussi quelques rencontres, comme celle avec Natalia Sinelnikova, réalisatrice de We Might As Well Be Dead. Ce dernier, projeté dans le cadre de la Compétition Nouveau Genre, met en scène une communauté qui vit dans un grand immeuble multi-sécurisé, alors qu’un mystérieux danger rôde dehors. Les candidats à la location d’un appartement sont nombreux et prêts à tout pour trouver un peu de quiétude dans ce foyer, mais l’équilibre de la micro-société commence à s’effondrer quand un chien disparaît.

Nous retrouvons ainsi Natalia Sinelnikova, en compagnie de la productrice, Julia Wagner, et la monteuse du film, Evelyn Rack. Natalia Sinelnikova se dit très enthousiaste à l’idée d’être à L’Étrange Festival, dont elle vante l’ambiance unique. La réalisatrice, qui décrit l’étrange comme « des choses qui apparaissent étranges au premier abord mais qui, au deuxième regard, sont très proches de nous », s’est prêtée, avec ses collègues, aux jeux des questions-réponses.

We Might As Well Be Dead est philosophique mais aussi politique, c’était votre projet ?

Natalia Sinelnikova : Je ne sais pas, pour moi un film ne peut pas ne pas être politique. On écrit pendant l’époque que l’on traverse donc c’est aussi un aspect du film. Je ne voulais pas nécessairement confronter les spectateurs à une lecture politique, je voulais qu’ils se fassent leur propre expérience. Mais oui, c’est influencé par des évènements qui m’ont affecté, mes amis et moi ; notamment sur la façon de vivre en étant juif.

Julia Wagner : Je pense que beaucoup de gens sont éveillés politiquement, ce n’est pas le premier aspect du film mais c’est bien qu’ils aient cette lecture, avec leurs différentes opinions politiques et leurs différentes expériences.

On retrouve fortement la notion de confinement dans le film, avez-vous travaillé sur le film pendant la pandémie du Covid-19 ?

Natalia : on a tourné pendant la pandémie, c’était très risqué, mais on a écrit avant la pandémie. Dans certaines scènes prévues, les personnages portaient des masques mais on a enlevé ces scènes pour justement éviter un parallèle avec le Covid. Ce n’est pas un film sur le Covid.

Ce qui m’a amené à penser ça c’est qu’on retrouve le même rapport à l’enfermement, il y a un danger dehors et on est obligé de rester à l’intérieur, sans nécessairement appliquer ça au Covid.

Evelyn Rack : On a monté pendant le Covid et ça a peut-être influencé notre perception du monde. On rejoint l’aspect du politique par expérience. Pour l’intérieur et l’extérieur, le vrai intérêt, le vrai danger, c’était ce qu’il se passait à l’intérieur. On devait jouer avec les informations qui étaient donné sur l’extérieur, il ne devait pas y en avoir trop pour se concentrer sur l’intérieur. On cherchait le bon équilibre pour sentir le danger de l’extérieur tout en concentrant le principal danger au sein du système dans lequel les gens avaient choisi de vivre.

Comment avez-vous imaginé la mise en scène, l’avez-vous travaillé, l’espace, les escaliers ?

Natalia : C’était quelque chose qui s’est d’abord déroulé avec le casting. Les acteurs devaient bouger dans l’espace et on devait beaucoup échanger. Ce n’était pas facile à cause du manque de budget, du manque de temps et, de surcroît, du Covid. Mais c’était important qu’ils comprennent comment est-ce qu’ils pouvaient bouger, comment est-ce qu’ils pouvaient s’approprier l’espace, comment est-ce que leurs corps évoluaient… Une fois sur le tournage, on a dû enlever beaucoup de plans avec le directeur de la photographie, pour en trouver très rapidement d’autres. Mais être sur le plateau et constater que ta perception de l’espace est différente de ce que tu avais imaginé, et qu’elle a encore évolué lors du montage est une des choses les plus intéressantes.

Comment s’est déroulée la production du film ?

Julia : Natalia avait déjà travaillé le film pendant un an et demi et c’était son projet de fin d’études. C’était un très petit budget donc le parcours n’a pas toujours été facile. On a aussi été confronté à la réalité du Covid, c’était épineux, on a dû trouver comment travailler malgré ça. Beaucoup de choses nécessitaient des obligations et on savait que ça n’allait pas être facile à concilier avec nos ressources mais je pense que tout le monde a fait le meilleur travail possible, avec tout ce qui était possible, c’est quelque chose dont on est vraiment fières.

Natalia : Faire un film sur la peur en étant constamment effrayée était à la fois drôle et tragique. On portait toujours des masques et on dirigeait seulement avec nos yeux. L’équipe ne pouvait pas sortir faire la fête ou retrouver des ami·es pendant leur temps libre. Ils devaient veiller à ce que personne sur le plateau tombe malade. A ce moment, les vaccins n’étaient pas encore arrivés, c’était un risque et on devait être le plus précautionneux possible. C’était très particulier mais ils l’ont bien fait.


Merci à Juliette Pannequin et Jean-Bernard Emery pour l’organisation de cet interview. L’Étrange Festival se poursuit jusqu’au 18 septembre, si vous habitez en Île-de-France, notez que l’évènement se déroule, comme cité précédemment, au Forum des images, dans Les Halles. Toutes les informatiques, programmes, tarifs et autres, sont disponibles sur le site de l’évènement et celui du lieu qui l’héberge.