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L’AMOUR OUF - Gilles Lellouche

Copyright 2024 CÉDRIC BERTRAND - TRESOR FILMS - CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - STUDIOCANAL

PASSION COUP DE POING

Le troisième film de Gilles Lellouche, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, raconte l’histoire passionnée, sur plusieurs années, d’une jeune fille et d’un petit voyou. Outre une mise en scène saturée d’effets aussi rutilants qu’inutiles, le cinéaste propose une vision de l’amour au mieux ringarde, au pire toxique.

« La violence, c’est un manque de vocabulaire », écrivait le poète et chanteur canadien Gilles Vigneault. De la violence, Clotaire en a à revendre. Du vocabulaire, le jeune fils d’ouvrier, embourbé dans le déterminisme social du nord de la France dans les années 1980, en manque en revanche cruellement. Alors, il insulte. Les filles, notamment, surtout celles qui descendent du car scolaire pour aller au lycée. Un jour, ça tombe sur Jacqueline, dite Jackie, qui le renvoie dans les cordes. Coup de foudre. Ces deux-là ne se quitteront plus, jusqu’à ce que la pente glissante de la délinquance mène Clotaire en prison (injustement, cependant). Jackie ne peut pas, ne doit pas l’attendre, et tente de refaire sa vie avec un homme plus riche et policé à défaut d’être totalement respectable. Mais peut-on se défaire aussi facilement d’un amour aussi ouf ?

Porté par le succès d’un précédent film sensible et intelligent (Le Grand Bain, sorti en 2018), par un budget colossal pour une production française (35,7 millions d’euros), et surtout par la belle histoire d’une adaptation de bouquin qui lui trotte dans la tête depuis dix-sept ans, Gilles Lellouche a à cœur de montrer qu’il est un réalisateur à la hauteur de l’enjeu. Son Amour ouf, présenté en compétition officielle à Cannes, démarre à toute berzingue, avec une scène de braquage tonitruante qui donne le ton : les interminables 2 h 40 de ce très long métrage serviront principalement à empiler des effets de caméra déjà vus ailleurs en mieux. On ne saurait reprocher au cinéaste son ambition. On pourra, en revanche, souligner que lorsqu’une idée chasse l’autre toutes les 23 secondes, il n’y a plus d’idées du tout (et que filmer les jantes rutilantes de voitures qui vont très vite, c’est ringard).

Copyright 2024 CÉDRIC BERTRAND - TRESOR FILMS - CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - STUDIOCANAL

Désireux de montrer qu’il sait tout faire, et qu’il peut avoir tout le monde, Gilles Lellouche passe donc allègrement du film de braquage à la romance, picore dans la comédie musicale pour une scène dansée aussi jolie qu’incongrue, donne trois minutes de présence au talent d’Anthony Bajon, un rôle affreux à Vincent Lacoste et des dialogues pontifiants à l’ensemble de son casting. Malgré ces bâtons dans les roues, acteurs et actrices ne s’en sortent pourtant pas si mal, à commencer par Mallory Wanecque (découverte dans Les Pires il y a deux ans) et Malik Frikah, qui interprètent Jackie et Clotaire ados avec une fraîcheur bienvenue. Tandis qu’on a du mal à imaginer qu’Adèle Exarchopoulos puisse être mauvaise où que ce soit, le scénario réserve aussi de belles séquences à Élodie Bouchez et Alain Chabat (respectivement la mère de Clotaire et le père de Jackie), dont la sobriété éclatante ne fait que souligner la boursouflure du reste.

Un enthousiasme délirant pour la violence

Mais L’Amour ouf n’est pas uniquement plombé par ses effets de manche. C’est surtout son propos qui interpelle. Croire à l’alchimie de deux êtres qui se rencontrent sous le tombereau d’insultes adressées par l’un des deux, passe encore. Mais y croire alors que les insultes se poursuivent ensuite sur la meilleure amie (moins jolie, évidemment) de Jackie ? Y croire alors que Clotaire vient défoncer la porte de la maison de sa dulcinée en hurlant ? Où était donc passé Gilles Lellouche ces sept dernières années pour ne jamais réaliser à quel point sa représentation de l’amour fou est si datée qu’elle en devient difficilement supportable, en plus de relever du fantasme ?


On pourra arguer que le rôle de l’art n’est ni de donner des leçons, ni de présenter des personnages d’une droiture morale absolue, ni de s’astreindre au réalisme sentimental. C’est vrai. On pourra également souligner que l’objectif de Jackie est justement de détourner Clotaire de la violence. En partie vrai aussi, et on ne s’attardera pas sur la vacuité totale de ce propos qui voudrait que la passion sauve de tout. En revanche, on peut attendre des représentations artistiques qu’elles nous proposent d’autres imaginaires que ceux qui l’abreuvent depuis des siècles. Par ailleurs, le cinéma n’est jamais aussi bon que lorsqu’il pousse à s’interroger sur les vicissitudes des hommes et des époques. Gilles Lellouche, lui, les embrasse et les admire. La complaisance atteint son paroxysme dans une hideuse scène de cabine téléphonique, avec une baston qui s’achève sur le plan satisfait d’une goutte de sang dégoulinant du combiné. Que vaut la rédemption de son protagoniste masculin quand le cinéaste lui-même filme coups de poing et de barre de fer avec cet enthousiasme délirant un peu adolescent ? À croire que, du côté cinématographique aussi, on manque de vocabulaire.

MARGAUX BARALON