LE TEMPS D’AIMER - Katell Quillévéré
Le temps des secrets
En racontant sur vingt ans l’histoire d’un couple dans la France de l’après-guerre, Katell Quillévéré propose une jolie variation autour du mélodrame porté par un duo de comédiens impeccable. Un grand film sur le secret, la honte qui en découle et la difficile reconstruction dans une société gangrénée par ses tabous.
C’est une image rarement vue au cinéma. Le drame de la tonte des femmes à la Libération, accusées ou soupçonnées d’avoir eu une liaison avec l’occupant allemand, ouvre violemment le quatrième film de Katell Quillévéré (Suzanne, Réparer les vivants). Dans une longue séquence d’archives, dont certaines inédites, la cinéaste ravive ce douloureux épisode de l’immédiate après-guerre. Un geste politique osé pour ouvrir un mélodrame au nom si doux que Le Temps d’aimer. Des archives d’une violence presque insoutenable qui se terminent sur le corps fuyant et meurtri de Madeleine (Anaïs Demoustier). Cachée dans une grange, elle tente d’effacer d’un geste sec la croix gammée dessinée sur son ventre, marqueur honteux sur la tête d’un futur enfant à naître. Puis d’un coup, le film bascule dans la fiction. Le noir et blanc naturaliste cède la place aux couleurs vives. Les ruelles étroites du village français disparaissent au profit des plages sans fin de la côte bretonne. Cinq ans sont passés, mais la honte de cet épisode traumatique continue de hanter la jeune mère célibataire, incapable d’aimer ce fils, Daniel, sans se remémorer le drame de ses origines. La rencontre avec François (Vincent Lacoste), étudiant en archéologie handicapé par la polio, s’impose alors comme une évidence. Les deux êtres se comprennent dès le premier regard, se reconnaissent dans leurs fêlures et nouent une relation rapide. Mariage, adoption de Daniel, déménagement à Paris… Mais le poids du secret et de la honte pèse aussi sur cet homme providentiel dont Madeleine découvre rapidement l’homosexualité voilée. Ensemble, ils vont traverser les années et tenter côte à côte de se reconstruire et de, peut-être, enfin s’épanouir, même s'ils auront toujours tous deux du mal à faire tomber les masques malgré leur amour réciproque. Une idée joliment explicitée dans une scène d’amour et de réconciliation au milieu du film, qui s’entrecoupe de plans oniriques d’un bal costumé.
Cette histoire d’amour romanesque, entre joies et larmes, a une origine très intime. Le personnage de Madeleine est directement inspiré de la grand-mère de la réalisatrice Katell Quillévéré qui découvrit tardivement son secret. À partir de cette histoire familiale, la fiction et le mélodrame reprennent très vite leurs droits (le film cite ouvertement l’influence de Douglas Sirk), avec le personnage de François, porté par la fébrilité d’un Vincent Lacoste à contre-emploi. De son côté, Anaïs Demoustier surprend dans les collants de cette femme que l’histoire a endurcie. L’évolution de la relation complexe qu’elle entretient avec son fils, symbole vivant de cette culpabilité qu'elle traîne en elle, est particulièrement troublante. La dureté du regard de Madeleine sur le petit garçon qui n’attend d’elle qu’un geste d’amour bouleverse totalement. L’importance du regard traverse ainsi toute la mise en scène de Katell Quillévéré. Un regard qui remplace les mots et les secrets quand ceux-ci ne peuvent être prononcés. Un regard comme un appel à l’amour. Un regard qui dissimule l’interdit. Un regard, enfin, plein d’envie et de désir dans les séquences où le couple s’amourache ensemble d’un jeune G.I., rêvant d’une liaison charnelle avant que le réel ne vienne bousculer leur utopie.
On ressent à la fin du visionnage une légère impression de trop-plein face à l’ambition d’évoquer en à peine 2 h 10 des thématiques aussi denses et complexes, et leurs ramifications sur près de deux décennies : bien que la représentation de la violence de la pénalisation de l’homosexualité dans les années 1950-1960 soit importante à représenter à l’écran, ne fallait-il pas, au lieu de développer l'intrigue autour de François, plutôt se concentrer davantage sur le fascinant personnage de Madeleine et sa relation avec son fils ? Malgré cela, Le Temps d’aimer s’affiche tout de même comme une jolie réussite qui confirme le talent de Katell Quillévéré pour les grandes fresques romanesques et sociales.
ALICIA ARPAÏA