L’ÉCHAPPÉE - Anthony Chen
La mort en suspens
Pour son quatrième long-métrage, Anthony Chen (Ilo Ilo, Un hiver à Yanji) adapte La mesure de la dérive, du romancier américain Alexander Maksik. Il livre un film délicat dont la violence à retardement est rehaussée par les interprétations d’un couple de comédiennes prodigieuses : Cynthia Erivo et Alia Shawkat.
Sur une île grecque aux contours paradisiaques, erre une jeune femme solitaire presque muette. Cette femme discrète, c’est Jacqueline, notre héroïne, interprétée avec grâce par une Cynthia Erivo oscillant entre un mutisme douloureux et une sérénité troublée. Cette côte grecque est un faux paradis, où le bonheur ne dépasse pas l’enveloppe de la carte postale, mais c’est en plein soleil qu’Anthony Chen décide d’exorciser les démons du passé tragique et sanglant de son héroïne. La dureté des marbres des sites archéologiques antiques, abîmés par les marques du temps et des civilisations, fait écho au passé de Jacqueline, auquel elle doit se confronter pour enfin envisager de vivre au présent. Elle traîne sa douleur dans tous les recoins de l’île jusqu’à sa rencontre fortuite avec Callie, une guide touristique américaine (incarnée par la toujours formidable Alia Shawkat). C’est elle qui finit par faire éclater la carapace de Jacqueline et permet d’exhumer progressivement les vestiges d’un passé proche insupportable de violence.
Chen filme avec retenue les violences liées au statut de survivante de sa protagoniste. Il met en scène par touches discrètes les conséquences d'une guerre sur un corps et une psyché, notamment dans des séquences répétées d'un quotidien ritualisé comme pour conserver une part de normalité, et pour se réapproprier une humanité arrachée. Il mêle la brutalité des traumatismes de la situation d’apatride à l’orgueil de la survivante ; un orgueil teinté de la peur de l’expulsion mais surtout de la peur de la mort. Construit sur une narration en flashback assez classique, le montage a la lourde charge d’équilibrer l’expérience traumatique de son héroïne et de la retranscrire sans créer un effet de manche désagréable ou ridicule. Véritable funambule, le film est suffisamment adroit pour s’acquitter de l’exercice avec pudeur. L‘Échappée a des airs de bombe à diffusion lente dont les effluves dévastatrices nous maintiennent en suspens jusqu’à une scène finale de déflagration émotionnelle et traumatique intense. Avant un épilogue comme suspendu dans le temps, où l'illégitimité du statut de survivante glisse sur les corps comme une caresse marine.
LISA DURAND