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LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE - Mohammad Rasoulof

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Femme, Cinéma, Liberté

Favori des festivaliers, mais pas du jury de Greta Gerwig qui ne lui attribue qu’un prix spécial, Les Graines du figuier sauvage aborde le mouvement « Femme, vie, liberté » et sa violente répression à travers l’intimité d’une famille de Téhéran. Tourné dans la clandestinité, le film de Rasoulof livre, au-delà du geste politique, certains des moments cinématographiques les plus indélébiles de la quinzaine.

Rarement la critique s’est rangée aussi unanimement dans ses pronostics sur la Palme d’or. Après une sélection en demi-teinte, Les Graines du figuier sauvage venait au dernier jour de la quinzaine réveiller la Croisette en attente de sa Palme. Mais Greta Gerwig et son jury livrent à la surprise générale un verdict inattendu : le film remporte un « prix spécial du jury » pour sa portée politique nécessaire, comme l’indique à l’énoncé la cinéaste Nadine Labaki. Depuis très commentée, la place au palmarès avait en effet de quoi surprendre. Au-delà de la qualité des autres films récompensés, et sans forcément d’ailleurs aller jusqu’à la Palme, Mohammad Rasoulof (Ours d’or à Berlin en 2020 pour Le diable n’existe pas) méritait mieux que cette médaille en chocolat qui semble témoigner de la peur du jury de livrer un palmarès étiqueté trop « politique ». Le message de ce pas de côté interpelle. Est-ce un geste politique plus qu’une œuvre de cinéma que l’on récompense ? Le tournage dans la clandestinité, la condamnation récente de Rasoulof à 8 ans de prison par les autorités de la République islamique et son exil forcé en Europe ont-ils pris le dessus sur sa mise en scène ? Pour nous, même s’il est tourné par un réalisateur symbole de la liberté face au régime des mollahs, il serait très réducteur de ne voir en Les Graines du figuier sauvage qu’une simple démonstration de la violence politique et son impact jusqu’à la sphère intime.

Le scénario, pourtant, semblait en effet assez didactique. Alors qu’à l’extérieur la révolution gronde avec l’ampleur croissante du mouvement « Femme, vie, liberté » et la répression violente des manifestant·es qui s'ensuit, une famille voit son équilibre bouleversé. Le père, juge d’instruction du régime, obtient une confortable promotion, la mère ferme les yeux sur ses activités et leurs deux filles adolescentes se sensibilisent de plus en plus au mouvement féministe, notamment après avoir été témoin d’une violente agression. Un jour, l’arme de service du père disparaît, le plongeant dans la paranoïa vis-à-vis des trois femmes de son foyer. Leurs liens se délitent au fur et à mesure que la révolte extérieure s’intensifie. La métaphore semble claire, et il est vrai que l'irruption à mi-parcours de cette histoire d'arme à feu fantôme fait craindre un scénario à la Farhadi aux métaphores un brin faciles et ronronnantes. Mais le film bascule rapidement de la chronique sociale au thriller familial troublant. La mise en scène demeure redoutablement efficace, notamment dans un dernier acte formidable au milieu des ruines d’un village abandonné et labyrinthique où les trois femmes tentent d’échapper à la folie de l’homme. De grands moments de cinéma comme celui-ci, le film n’en manque pas. La réalisation de Rasoulof est de loin l’une des plus passionnantes de la compétition cannoise 2024, nous glaçant par exemple par un plan fixe sur le visage ensanglanté d’une jeune femme que l’on soigne. On peut aussi citer les différentes scènes d’interrogatoire, le joli passage d’écoute de vieilles cassettes de chanteuses iraniennes par une des filles dans sa cachette, mais aussi des moments plus stylisés comme la toilette du père de famille par son épouse. On ne voit dans la lumière que le visage masculin et les mains féminines sur un fond noir, image d’une beauté folle qui témoigne d’une relation complexe entre amour et soumission. 

Enfin, il faut évidemment saluer la prestation des trois comédiennes principales, Soheila Golestani (bloquée en Iran et dont le réalisateur a brandi la photo pendant la projection officielle), Mahsa Rostami et Setareh Maleki, en femmes fortes face à l’incarnation du patriarcat et du régime islamiste entravant les droits des femmes. En tournant dans la clandestinité, Rasoulof ose les filmer sans leur voile dans leur foyer. Chose évidemment très rare dans le cinéma iranien contemporain, permettant d’apporter le contraste nécessaire entre les scènes au foyer et à l’extérieur, pour dénoncer la violence du régime sur la question inflammable du port du voile. L’utilisation d’images documentaires issues des réseaux sociaux pour rendre compte des manifestations ancre également le récit dans un réel qui ne peut être reconstitué cinématographiquement. Les Graines du figuier sauvage s’impose ainsi comme un film manifeste féministe, racontant à travers la rébellion de ses héroïnes la naissance de la révolte des femmes iraniennes, ces graines qui ont germé à en faire frémir le pays. Une œuvre qui aurait pour cela mérité une plus belle exposition au palmarès, d’autant qu’ici, la représentation de la violence sur les femmes est porteuse d’un sens politique, dans une sélection où presque chaque film comportait au moins une scène de violence physique ou sexuelle. L’occasion aurait aussi été belle de récompenser par ce film la qualité du cinéma iranien contemporain (la dernière Palme iranienne remonte à 1997 avec Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami et après l’oubli au palmarès 2022 de Leila et ses frères d’un autre opposant, Saeed Roustayi) et rendre hommage à tous les artistes qui prennent chaque jour des risques pour créer en toute liberté dans leur pays.

ALICIA ARPAÏA