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MOTHER LAND - Alexandre Aja

Les liens du sang

Pour son septième long-métrage sur le sol américain, Alexandre Aja continue d’alimenter ce qui a fait le sel de son cinéma. Il poursuit une exploration de la peur dans le film de genre et creuse la mythologie d’une Amérique rurale, sans éviter l’écueil de la figure de la mère pécheresse.

June vit au fond des bois avec ses jumeaux Nolan et Samuel. Dotée de capacités surnaturelles, elle peut voir « le Mal » et élève ses fils dans l’idée qu’ils sont les derniers survivants d’un monde ayant été contaminé et détruit par celui-ci. Le seul moyen de s’en protéger : rester dans le périmètre défini de la maison familiale construite en bois sacré et ne jamais lâcher la corde qui les relient tous à cette maison lors des sorties en forêt. Des années de survivalisme en pleine nature et d’une éducation de la peur commencent à s’émousser quand l’un des garçons se met à douter des dons de sa génitrice, et de l’existence supposée de ce « Mal ». Aja envisage son film comme un conte horrifique à hauteur de petits garçons, entre les écrits des frères Grimm et ceux de Stephen King, grand maître du fantastique américain contemporain et d’une certaine représentation de l’Americana. Thriller psychologique fantastique plutôt solide, Mother Land abat avec beaucoup de jubilation ses cartes les unes après les autres. Ainsi, l’unité familiale soudée par un amour aux accents doloristes vole en éclats quand les fils se disputent la « vérité ». Exit les limites imposées par les règles de la mère. Dans un premier temps, l’extérieur du foyer devient un terrain d’exploration, comme une allégorie du roman d’apprentissage, jusqu’au retour inévitable à la maison où se jouera l’extension du domaine de la lutte finale. C’est à l’intérieur de soi que tout se trame pour ce trio. Aja explore avec une certaine maîtrise les tréfonds de la culpabilité, de la détresse psychologique et de la noirceur des liens filiaux, ne nous épargnant pas au passage le croquis d’un personnage de mère très chargée en culpabilité catholique dont on se serait bien passé.

Purger les péchés de la mère

Véritable point noir du film, cette représentation datée et moralisatrice alourdit un storytelling qui laissait planer des origines du « Mal » plus profondes, comme les restes d’un racisme latent d’une Amérique conservatrice – rappelé au détour d’une photographie en noir et blanc par la présence des parents de June, couple mixte, constructeurs de la maison et ses propriétaires depuis au moins les années 1960 – ou simplement l’expression plus travaillée de la maladie mentale de la mère. Au lieu de ces pistes dont une très George A. Romero (La Nuit des morts-vivants, 1970), on se retrouve avec une grande méchante mère option péché originel. June confie sa faute à ses fils dans un geste désespéré pour les sauver et énonce la backstory tenant sur un post-it que lui accorde (grand seigneur) le film. C’est elle qui a ramené « le Mal » parmi eux, à cause de sa vie antérieure de femme dite de mauvaise vie. Ce mythe punitif de « la femme aux mœurs légères », menteuse, trompeuse et folle, atteint des sommets de misogynie quand elle se retrouve confrontée aux apparitions horrifiques de la figure du mari et de celle de sa propre mère – tous deux assassinés par June pour cause de contamination du « Mal » – ne manquant pas de lui rappeler son passé de « pécheresse ». Interprétée par la très juste et hantée Halle Berry, June passe d’une figure protectrice obstinée à une succube élucubratrice au bord de la folie. Les enjeux de représentation de la maladie mentale chez les femmes, qu’envisage valeureusement le film, notamment lorsqu’il indique le caractère héréditaire du don, sont rattrapés par la facilité du traitement du motif de la folie féminine à travers le cinéma fantastique. L’adaptation du titre original et incisif Never Let Go en un peu inspiré et orienté Mother Land pour la distribution francophone finit d’enfoncer le clou. Aja s’engouffre au sein de ce territoire de la mère et perd pied, sans que son twist final, qui inscrit définitivement son film dans le surnaturel, ne puisse le sauver.

LISA DURAND