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RENCONTRE AVEC ANAÏS BARBEAU-LAVALETTE : «J’ai choisi le cinéma pour écrire des récits qui participent au monde»

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Réalisatrice, scénariste et romancière, la Québécoise Anaïs Barbeau-Lavalette adapte au cinéma Chien blanc, un livre de Romain Gary. Écrit en 1969, alors que son auteur est consul général de France à Los Angeles et vit en couple avec l’actrice Jean Seberg, ce récit raconte l’irruption dans leur vie d’un berger allemand. Rapidement, celui-ci se révèle être un « chien blanc », dressé, dans une Amérique encore marquée par la ségrégation, pour tuer les Noirs. Alors que Jean Seberg, très engagée dans la lutte pour les droits civiques, veut se débarrasser de l’animal, son mari insiste pour tenter de refaire son éducation. Reprenant l’analyse de Romain Gary sur la question raciale aux États-Unis, Anaïs Barbeau-Lavalette y superpose la peinture d’un couple au bord de la rupture. Elle nous a parlé de ses engagements et de sa mise en scène.

Pourquoi avoir choisi d’adapter Chien blanc, ce roman de Romain Gary ?

Je l’avais lu quand j’avais 14 ou 15 ans et j’avais été assez marquée par l’analyse qu’il faisait du racisme, avec beaucoup d’humour noir. Puis, je l’ai relu dernièrement et je me suis dit qu’il y avait un film moderne à faire. La question qui m’intéresse beaucoup est celle du privilège blanc. Comment, en tant que personne privilégiée, peut-on prendre part à une lutte dont nous ne sommes pas la principale victime ? Comment fait-on pour être un bon allié ? Est-ce même possible ? En dehors de l’artiste que je suis, c’est une question qui m’habite en tant que citoyenne.

Dans le film, le personnage de Jean Seberg est confronté à la question de sa légitimité, en tant que personne blanche, à participer à la lutte pour les droits civiques. Sa position rappelle forcément la vôtre, cinéaste blanche qui réalise un film sur le racisme…

Bien sûr. Et il fallait se poser la question de la fabrication de ce film. Très concrètement, j’ai travaillé avec des consultants afrodescendants, Maryse Legagneur et Will Prosper. Ce sont deux cinéastes qui m’ont vraiment accompagnée dans le processus d'écriture et de réalisation. L’objectif n’a jamais été de moraliser le propos mais de pointer mes potentiels angles morts, des choses qui pouvaient m’échapper dans les choix de mise en scène, les dialogues ou le casting. C’était très vulnérabilisant. On doute déjà beaucoup quand on fait un film et cela ajoutait une couche de doute. Mais c’était aussi très profond. Des choix ont été faits grâce à nos conversations. Et puis dans chaque équipe, autant au son qu’aux costumes, en passant par les accessoires, il y avait un consultant afrodescendant. C’est une première au Québec. Un dialogue s’est imposé. Je ne voulais pas faire le film autrement. Si je me pose la question d’être une bonne alliée, je ne peux pas simplement faire un film qui aborde la question du racisme avec deux personnages principaux blancs et privilégiés. Quand bien même tout est raconté de leur point de vue, il reste des personnages secondaires. Avec Chien blanc, on a vraiment mené une réflexion sur comment parler de l’autre de façon responsable. Cela me rend fière. Je suis contente du film mais encore plus contente de la façon dont on l’a fabriqué.

Concrètement, qu’est-ce qui a pu changer en cours de route grâce à ces consultants ?

L’un des personnages, Nichole, est la mère d’une jeune fille noire qui va se faire tuer. Au départ, elle criait beaucoup plus. Il y avait des scènes dans lesquelles elle était très en colère. Je voulais en faire une figure féminine très forte. Mais rapidement, on m’a dit que j’allais tomber dans le cliché de la « angry black woman » [littéralement « femme noire énervée », un stéréotype qui tend à montrer les femmes noires comme irritables, agressives, mal élevées et/ou autoritaires, ndlr]. On a travaillé le scénario pour atténuer ça. 

Après la phase d’écriture, celle de tournage a-t-elle aussi connu des modifications ?

Il y a une scène dans laquelle des Blancs manifestent contre l’arrivée d’élèves noirs dans leur école. C’était une scène très chargée pour les figurants : il fallait crier ou recevoir des insultes effroyables. Un tournage, cela va vite. En temps normal, j’aurais tourné la scène, certes en prenant soin de tout le monde. Mais en parlant avec les consultants, ils m’ont dit qu’il fallait encadrer davantage cette scène-là. Maryse Legagneur a pris le temps d’expliquer la signification du « strange fruit », ce pantin en carton qui représente les Noirs lynchés à l’époque. On a contextualisé historiquement la scène. Et puis on a proposé un accompagnement pour tous les figurants, pour ne pas les abandonner avec la charge d’avoir lancé ou reçu des insultes. Il y a eu des rencontres, des discussions, quelque chose de très profond qui a dépassé le cinéma à ce moment-là. On a le luxe de raconter des histoires. Il faut prendre conscience de la portée de ce qu’on raconte et accompagner les humains qu’on engage dans ce récit.

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Romain Gary porte sur les questions raciales américaines un regard nécessairement différent puisqu’il est français. Le fait d’être québécoise vous permet-il d’avoir plus de recul sur l’histoire états-unienne que vous racontez à votre tour ?

Oui, et je pense que c’est très intéressant puisque nous, les Québécois, sommes à la fois très proches des États-Unis sans être états-uniens. Mais j’ai des fils émotifs qui me relient à cette histoire. Mon père est français et ma mère est allée militer dans les « freedom rides » [au cours de ces actions, menées dans les années 1960, des militants des droits civiques prenaient les bus inter-États pour vérifier que les lois contre la ségrégation raciale étaient bien appliquées, ndlr]. J’ai à la fois une grande liberté, puisque je ne suis enracinée dans aucun des deux pays dont il est question dans le livre, tout en ayant une certaine légitimité familiale d’un bord et de l’autre.

Au-delà du propos politique, Chien blanc raconte aussi l’intimité du couple formé par Jean Seberg et Romain Gary…

Parallèlement à l’effritement d’un territoire, on assiste à l’effritement d’une très grande histoire d’amour. Et les deux sont en relation constante. Quand le couple recueille le chien, il y a un schisme. Jean Seberg est plus sur le terrain, impliquée dans les luttes, engagée auprès des Black Panthers. Dans son livre d’ailleurs, Romain Gary conteste cet engagement. Il est très dur avec sa femme. Moi, j’avais envie de retranscrire cette dureté, tout en nous faisant adhérer au combat de Jean Seberg. Sa démarche était maladroite mais authentique. D’ailleurs, lorsque j’ai rencontré Diego Gary, le fils de Jean Seberg et Romain Gary, il m’a demandé de prendre soin de sa mère. 

Jean Seberg et Romain Gary sont extrêmement célèbres. Comment avez-vous choisi et travaillé avec Kacey Rohl et Denis Ménochet, qui les incarnent dans le film ?

Je n’avais pas envie d’être dans l’imitation. Je pense que ce n’est pas ça qui raconte les humains. Je devais d’ailleurs faire descendre Jean Seberg et Romain Gary de leur piédestal pour les raconter dans leur fragilité. Il fallait que les acteurs passent d’abord par cette porte de l’humain, de la sensibilité, avant de rencontrer la grandiloquence des personnages. On a travaillé ensemble sur le couple, la tendresse et la famille.

Leur fils, Diego, apparaît dans le film alors qu’il est absent du roman. Pourquoi ce choix ?

D’abord parce que j’ai rencontré Diego Gary et que c’est un peu grâce à lui que j’ai eu les droits d’adaptation. Mais aussi parce que lorsqu’on parle d’un sujet aussi brutal, l’enfant apporte une certaine lumière, un espoir. Le positionner là, au milieu du déchirement de ses parents et d’un pays, montre que la suite reste à écrire et lui appartient.

Travaille-t-on sa mise en scène différemment quand on réalise un film politiquement aussi chargé ?

Non. J’avais envie qu’on se sente très près de mes personnages, c’était mon premier souci. Je voulais qu’on adhère à leurs choix contestables. Donc j’ai évidemment usé de gros plans pour que l’on se sente proche d’eux. Mais aussi de gros plans sur la nature. C’est toujours un peu particulier, pendant un tournage, d’arrêter une équipe de cent personnes pour filmer une limace. Mais ce contrepoint me touche. Je voulais montrer l’impermanence de la nature, qui assiste à toutes nos batailles, qui nous regarde nous répéter de manière cyclique. 

Vous faites le choix d’insérer dans la fiction des images d’archives, y compris très récentes à la fin, avec le mouvement Black Lives Matter…

J’y tenais depuis le début parce que la matière documentaire me passionne. Je trouve que cela pulvérise souvent la fiction. Je voulais aussi redonner, via les archives, une nouvelle présence aux personnages noirs, qui sont quand même les personnages principaux de cette grande histoire. Pour Black Lives Matter, c’était un moyen de boucler la boucle et de nous responsabiliser. L’histoire se répète et c’est tragique. Mais comme le disait James Baldwin, l’histoire n’est pas le passé. C’est le présent et il nous appartient de la transformer. 

Certains personnages noirs brisent aussi le quatrième mur en regardant la caméra…

C’est un lien direct avec le spectateur qui sont, dans leur majorité encore, blancs. Certains regards caméra viennent des archives, d’autres de la fiction, parfois de la part de personnages qui ne font que passer et qu’on ne reverra jamais. Je voulais nous renvoyer, pas violemment mais de façon cinématographique, à notre blancheur et notre possibilité d’être interpellés. 

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Le fil rouge du film, c’est une scène de course-poursuite entre des personnes afrodescendantes et soit un chien, soit des Blancs. D’où vous est venue cette image qui se répète ?

Plutôt de la littérature. J’avais lu il y a longtemps un livre extraordinaire de Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse. C’est l’histoire d’un esclave en fuite poursuivi par un chien. C’est très beau, car le livre commence à la troisième personne du singulier puis, au fur et à mesure que l’homme se réapproprie son identité, cela passe à la première personne. 

La fin du livre, comme celle du film, est assez pessimiste. Dans la réalité, on ne s’est toujours pas débarrassé du racisme systémique au sein de nos sociétés, américaine comme européenne. Avez-vous l’impression qu’on ne progresse pas ?

On a, c’est vrai, parfois l’impression de tourner en rond. Mais abdiquer serait trop paresseux. On n’a pas d’autre choix que de continuer à travailler. Au Québec, il y a une vraie évolution, concrète, tangible, sur la place des Premières Nations. Il ne faut surtout pas devenir patient, c’est à coups d’impatience que les choses se provoquent.

Vous êtes réalisatrice et scénariste, mais aussi romancière. Que vous apporte le cinéma que ne vous apporte pas la littérature ?

Humainement, c’est galvanisant de faire un film. Il y a quelque chose d’émouvant dans le fait de convaincre autant de gens d’embarquer dans ton projet artistique, d’embrasser ta vision. Ceci dit, c’est une guerre de faire un film. C’est pour cela que je valse entre les deux médiums. L’écriture me répare. Il y a quelque chose d’intime, de solitaire, donc de beaucoup plus risqué. J’aime beaucoup écrire à partir des sens, alors que l’écriture d’un scénario est si structurée qu’elle en devient presque mathématique. Pour moi, c’est un équilibre parfait entre deux types de risques différents.

Le cinéma est-il forcément politique ?

Le mien, oui. Même si j’espère que Chien blanc n’est pas un film qui écrase mais plutôt qui soulève. Mais j’ai choisi ce métier pour écrire des récits qui participent au monde. Je ne serais pas capable de réaliser une comédie romantique.

Propos recueillis par Margaux Baralon