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Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC ANASUYA SENGUPTA ET OMARA SHETTY – « Nous devons nous ressaisir et ouvrir la voie à un monde meilleur pour les enfants »

Copyright Akka Films

Aux couleurs de l’Inde

Avec plusieurs long-métrages sélectionnés, le Festival de Cannes fait cette année la part belle au cinéma indien au féminin. La réalisatrice Payal Kapadia en compétition (All We Imagine as Light), un film enragé sur les mariages arrangés à Mumbai (Sister Midnight) et une œuvre queer passionnelle (The Shameless). Présenté ce vendredi 17 mai, The Shameless raconte l’histoire d’amour entre deux femmes, une prostituée de 27 ans en fuite après le meurtre d’un homme et une jeune fille, prenant place au cœur d’une communauté de travailleuses du sexe devadasi, située au sud de l’Inde. Rencontre avec les deux actrices principales du film, Anasuya Sengupta, primée en tant que meilleure actrice par le jury Un certain regard, et Omara Shetty.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours avant d’arriver sur le projet The Shameless

Anasuya Sengupta : Avant d’être actrice, je suis d’abord une artiste pluridisciplinaire, travaillant notamment comme illustratrice. Le monde du cinéma m’était familier, car pendant de nombreuses années j'ai travaillé en tant que cheffe décoratrice. Mais lorsque j'ai commencé dans ce milieu, je voulais être actrice. Cela n'a pas vraiment fonctionné les premières années, je me suis donc dit : « D'accord, pas de problème. Je ferai d'autres choses dans le cinéma, et on verra comment ça se passe. » J'avais l'habitude de dire que si cela devait arriver, cela arriverait un jour. Et c'est arrivé quinze ans plus tard ! 

Omara Shetty : Je viens d’une petite ville près de Mumbai, Kalwa. J'ai commencé par étudier la danse classique indienne à l'âge de 20 ans, puis j’ai intégré un institut appelé Articulary Center for Movement Dance. Les pièces de théâtre que j'y ai jouées, pour la plupart, sont basées sur un travail de corps. Il y a du texte et beaucoup de mouvements. Cela n’avait rien de conventionnel ! Pendant le covid, alors que les théâtres étaient fermés, j'ai dû commencer à passer des auditions pour payer les factures. C'est à ce moment-là que j'ai décroché le rôle.

Qu’est-ce qui vous a attirée dans vos personnages ? 

Anasuya Sengupta :  J'aime le fait que Renuka (la prostituée en fuite) soit dotée d'une puissance extrême, d'une vraie force, parfois même d'une agressivité. Mais à l'intérieur, il y a tellement de tendresse, de douceur, de sensibilité. C'est une véritable révolutionnaire. Elle mène le combat pour les autres malgré l'absence de privilèges et de chance. Elle a été blessée à plusieurs reprises, encore et encore. Elle ne fait confiance à personne. Elle n'a personne. Puis elle rencontre Devika et elle tombe amoureuse. D’un coup, l'espoir renaît, elle veut se remettre à vivre. Vivre une vie meilleure et pleine d'amour. C'est ce que j'aime dans ce personnage.

Omara Shetty :  Moi, j’aime le fait que Devika ose rêver et cherche à s’affranchir. Quand elle entre dans la vie de Renuka, elle lui apporte de l'empathie. Je trouve cela magnifique.

Konstantin Bojanov est un cinéaste européen, comment avez-vous appréhendé son regard sur ces femmes indiennes ?

Anasuya Sengupta : Avant la lecture, c'était l'une de mes premières préoccupations, car il y a un regard masculin et un regard blanc. Les choses peuvent se superposer, on ne veut pas contribuer à ce regard-là. Mais lorsque j'ai lu le scénario, j'ai réalisé qu’il n’y avait rien de cela. Le film raconte l'histoire de deux femmes, une histoire d'amour, une histoire d'obstacles à surmonter. Lorsque nous avons commencé à travailler, à nous rencontrer et à parler avec Konstantin Bojanov, j'ai découvert qu'il était extrêmement empathique, compatissant et responsable sur le plan artistique. La confiance s'est immédiatement installée. Une fois que j'ai eu la certitude que ce regard était sûr, confortable pour Omara et moi, pour nous tous, tout a été très simple.

Omara Shetty : Le scénario était en effet très détaillé dès l’origine. Ce qui m’a plu, c’est de découvrir une véritable histoire d'amour qui, sans qu'il soit nécessaire d'y faire allusion, finit par faire passer le message que l'amour n'a pas sexe, pas de barrière.

En effet, The Shameless est avant tout une histoire d’amour entre deux femmes. Pourquoi est-ce important pour vous de participer à ce genre de représentations ? 

Anasuya Sengupta : Il est très important, je pense, de raconter les histoires que les gens au pouvoir veulent vous empêcher de raconter. C’est une question de liberté et d'égalité. Et la communauté queer, dans le monde entier, doit mener ce combat qu'elle ne devrait pas avoir à mener. Nous sommes en 2024, et on pourrait penser que les choses ont évolué, mais ce n'est pas le cas. Je pense que nous devons vraiment nous ressaisir et tenter d'ouvrir la voie à un monde meilleur pour les enfants. Car si nous cédons à cette répression, nous nous dirigeons vers des temps de plus en plus sombres.

Le film évoque la violence patriarcale en Inde, où les femmes sont aussi complices de violences qui se perpétuent (cf. la mère, la grand-mère, la sœur…). Montre-t-il une réalité du pays ? 

Anasuya Sengupta : Oui, en partie. Je pense que la lutte contre le patriarcat n'est pas une question d’un genre contre un autre. Ce n'est pas l’homme contre la femme. Nous luttons contre un état d'esprit. Nous ne luttons pas contre un sexe. Une femme peut être aussi patriarcale qu'un homme. La pourriture, comme nous le disons, est si profonde, si ancienne. Nous devons travailler ensemble. Mais bien sûr, les femmes y parviennent beaucoup mieux.

Omara Shetty : C'est la réalité de l'Inde, mais c'est aussi la réalité du monde. C'est un film très humain. C'est une histoire indienne, certes ; oui, elle se déroule en Inde... Cependant, encore une fois, ce n'est pas seulement pour le public indien, mais pour le public mondial qui pourra être touché par l’humanité du récit.

Omara, il y a une scène particulièrement violente dans le film concernant votre personnage, comment l’avez-vous abordée au tournage ?

Omara Shetty : En effet, c'est une scène très violente, et j'ai eu la chance d'avoir un coacteur qui était très concentré sur la scène. L’équipe était aussi très concernée et à l’écoute durant ce moment. 

Anasuya Sengupta : Nous avons également disposé d’un coordinateur d’intimité pour toutes les scènes de rapport physique, ce qui facilitait grandement le travail dans cet environnement. Mais oui, il fallait faire preuve de sensibilité et d'empathie sur le plateau. 

Comment avez-vous travaillé l’alchimie de votre duo ?

Omara Shetty : Nous nous sommes rencontrées en amont du tournage et avons rapidement travaillé ensemble. On a longuement discuté sur le scénario, ce qui a permis de mieux cerner nos personnages ensemble. 

Anasuya Sengupta : Et nous avons appris à nous faire confiance, surtout ! En tant que personnes, en tant qu'artistes, et en tant que coacteurs. Plus la confiance était grande, plus nous pouvions jouer et découvrir de nouvelles choses sur le tournage.

Qu'est-ce que cela vous fait d'être ici à Cannes avec ce film ?

Anasuya Sengupta : C'est fantastique, parce que nous avons travaillé très, très dur. Nous sommes tous très fiers de nous, mais c'est aussi un honneur incroyable. C'est une grande leçon d'humilité que d'être ici avec le meilleur du cinéma. Nous essayons de nous imprégner de chaque instant, d'en profiter, de le ressentir et de nous en souvenir pour le reste de notre vie.

Omara Shetty : C'est un immense honneur d'être parmi les films projetés cette année. Le travail que nous avons accompli a été reconnu, il y a tellement d'émotions. 

Anasuya Sengupta : C'est très encourageant parce que c'est un film auquel je crois, qui évoque la lutte contre tout un système et le patriarcat. Ce sont des histoires qui ne sont pas souvent racontées. Cela nous fait sentir que nous sommes sur la bonne voie, qu’à l’avenir je pourrai raconter davantage ce type d’histoire. Voir la réaction et l’émotion des gens après la projection d'hier, voir qu'ils ont sincèrement aimé le film, je ne pense pas qu'il y ait de plus grand cadeau pour un artiste. 

Propos recueillis par Alicia ARPAIA