Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC ANDREA ARNOLD – « Aujourd’hui, c’est par le biais de la vidéo que les jeunes s’approprient leur vie »
En compétition cannoise, on a retrouvé la réalisatrice britannique Andrea Arnold, figure de proue du réalisme social britannique depuis Red Road (2006) et Fish Tank (2009). Cette année, elle présente Bird, chroniques d’une adolescente précaire dans le Kent natal de la réalisatrice, qui fait la connaissance d’un étrange ami aux allures d’oiseau (Franz Rogowski, génial de poésie). Rencontre.
On a beaucoup comparé Bird à votre précédent film Fish Tank. Entre-temps, vous avez fait une incursion aux États-Unis avec American Honey (2016), et vous êtes passée par le documentaire avec Cow (2022). Qu’est-ce qui vous a fait revenir en Angleterre, et vers la fiction ?
Quand je commence à écrire quelque chose, je n’ai pas vraiment de schéma à l’esprit. J’avais juste une image en tête, depuis assez longtemps, que je voulais explorer, et ça a suivi son chemin. Je ne planifie rien, ce sont plutôt les idées qui me cueillent. Je prends cette image, et je m’interroge : pourquoi font-ils ça, où se trouve cet endroit, pourquoi se tiennent-ils comme ça ? J’essaie de répondre à ces questions par l’écriture, et de leur donner un lieu. D’ailleurs, le film se situe près de là où j’ai grandi [dans le Kent], c’est un lieu que je connais bien, j’avais l’impression de revenir à la maison. Je ne sais pas si cela fait sens ! J’étais allée un peu partout avant ce film, et cela me faisait revenir chez moi.
Oui, cela se sent dans le film que vous connaissez bien les lieux que vous filmez.
J’ai de la famille qui y vit, j’ai grandi juste à côté. Je filme plein de lieux où je traînais quand j’étais enfant. Il y a aussi de nombreux terrains où j’aimais traîner des journées entières, qui ont maintenant été interdits d’accès, et j’ai trouvé ça dommage car ça prive les enfants de la possibilité de se balader comme je l’ai fait. Maintenant il y a des clôtures un peu partout, probablement aussi parce que c’était dangereux, mais ça m’a rendue triste de voir ces lieux assez sauvages clôturés.
À propos de votre réalisation, vous gardez votre patte de chronique sociale mais vous y ajoutez une touche fantastique qui m’a beaucoup étonnée, avec cette allégorie des oiseaux. Comment vous est venue cette idée ?
C’est une idée qui m’est apparue, j’ai laissé ensuite le scénario venir me trouver. On dit cela à propos des sculpteurs : il paraît que la forme est déjà dans la pierre, il faut juste la trouver. Pour l’écriture, c’est la même chose, il y a quelque chose qui existe déjà et que je dois modeler. Peut-être que cet aspect magique venait d’une envie d’un personnage vivant une certaine difficulté, et une envie de ma part d’élever cette difficulté, d’y ajouter une autre perspective. C’est le cas pour le chien dans le film : on me demande parfois ce qui s’est passé, pourquoi le chien est soudainement revenu à la vie, et je réponds que j’avais envie que cela arrive, alors je l’ai écrit ! Je ne sais pas bien pourquoi c’est apparu. Quand j’ai reçu le Carrosse d’or, qui m’a beaucoup touchée, une des choses que l’on m’a dites est que je me réinvente à chaque fois que je fais un film. Et c’est plutôt vrai : je me dis toujours que je ne peux pas faire la même chose, je dois me pousser à faire quelque chose de plus. Je ne crois pas avoir eu de raison particulière de faire cela, mais je me suis donné un peu plus de permission. J’ai des règles assez strictes sur ma manière de faire du cinéma, pour rendre le film et les lieux réalistes, et je me suis autorisée à ajouter cet élément poétique. Il était d’ailleurs plus présent dans le scénario que dans le film monté !
Intégrer des effets spéciaux, c’était nouveau pour vous ?
Oui, très nouveau. J’ai beaucoup discuté avec mon équipe sur le fait d’incorporer des effets spéciaux à mon univers et faire que cela fonctionne, même si je n’en utilise qu’assez peu dans le film. Ce genre d’effets spéciaux s’utilise souvent sur fond vert, mais on l’a fait directement sur les lieux de tournage, donc j’essayais de faire en sorte que ça ne sorte pas de nulle part par rapport à ce que je pratique d’habitude. C’était très stressant de voir ça sur grand écran à la première projection du film, je me disais, mon Dieu, est-ce qu’ils vont avaler ça ?
Vous avez également intégré beaucoup de discours sur les réseaux sociaux et sur le fait de filmer comme acte de résistance, ce qui est une nouveauté dans votre cinéma…
J’avais déjà un peu intégré au scénario le fait que le personnage principal prenne des vidéos de son quotidien, et quand on a commencé le tournage, je me suis rendu compte que c’était quelque chose de très puissant. Cela donnait quelque chose d’intéressant sur sa manière de se souvenir des choses, donc je l’ai intégré davantage pendant le tournage. Quand j’avais l’âge du personnage, j’écrivais beaucoup, je m’appropriais les choses par le biais de l’écriture. Et aujourd’hui, c’est par le biais de la vidéo que les jeunes s’approprient leur vie, donc je me suis dit que cela représentait davantage l’état du monde aujourd’hui, le fait qu’on soit constamment en train de filmer et d’enregistrer. D’ailleurs, ils filment toujours en format portrait, ce qui était intéressant à intégrer au film !
Car Bird est aussi centré sur les manières de créer une communauté, et pour vous l’acte de filmer est aussi un moyen de faire société.
Oui, j’ai toujours travaillé avec la même équipe et je l’ai vue évoluer au fil des années. D’ailleurs, on a tourné le film dans le sens chronologique, donc le tournage est vécu comme un vrai voyage. Je pense que Nykiya [Adams], qui joue le personnage de Bailey, était différente à la fin du tournage, je l’ai vue évoluer le long du film, ce qu’on ne verrait pas si on n’avait pas tourné dans le sens chronologique.
Concernant Franz Rogowski, qui joue le personnage de Bird, comment s’est passée la rencontre et comment avez-vous travaillé ensemble ? Il semble porter en lui toute la charge poétique du film.
C’est quelqu’un d’adorable ! Je l’ai tout de suite beaucoup aimé, il a une présence calme et rassurante. C’est quelqu’un de très joueur qui essaie beaucoup de choses. Et c’est aussi quelqu’un de très courageux, parce que je ne l’avais pas laissé lire le scénario, on avait filmé scène par scène. C’est aussi comme cela que je conçois la vie, on ne sait jamais ce qui va se passer demain, donc j’essaie de faire en sorte que mes acteurs n’aient pas de connaissance du futur du film, pour qu’ils soient présents dans le moment même. On a laissé le personnage de Bird se développer au fur et à mesure, et Franz s’est laissé aller.
Il y a aussi le personnage de Bug, le père, incarné par Barry Keoghan. J’ai l’impression qu’il incarne une exploration de la masculinité ?
À vrai dire, je n’aime pas beaucoup expliquer les films, je préfère que le public trouve sa propre interprétation. Mais ce personnage-là s’est aussi étoffé pendant le tournage. Quand je l’ai écrit, il avait davantage cet aspect de père un peu rude, mais j’ai voulu lui trouver des nuances, parce qu’il s’adoucit. On est tous constitués de différentes strates, rien n’est tout noir ou blanc. ça m’intéressait de voir qu’il y a de l’amour dans ces familles, même si ce n’est pas là de manière évidente, mais les personnages développent de l’amour, à leur manière, avec une forme moins conventionnelle. C’est cela que je cherchais chez ce personnage.
Propos recueillis par Mariana Agier