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RENCONTRE AVEC ET CATHERINE CORSINI FRANCK FINANCE-MADUREIRA - Queer Palm 2022

Créée en 2010 par le journaliste Franck Finance Madureira, la Queer Palm célèbre chaque année un film LGBTQIA+ féministe, au Festival de Cannes. En 2021, c’est Catherine Corsini qui remportait le prix avec son film La Fracture, qui met en scène un couple de lesbienne au bord de la rupture dans un hôpital sous pression, en pleine manifestation de gilets jaunes. Elle est cette année la Présidente du Jury. Rencontre. 

Comment définiriez-vous un film queer ? 


Franck Finance Madureira : Pour moi c’est un film qui aborde des thématiques LGBT, ou féministe, car je considère qu’un film féministe est un film queer. Plus globalement, ce sont des films qui participent à casser les codes du genre et à remettre en cause les normes patriarcales. 

Catherine Corsini : Je dirais que c’est un film qui change le regard sur les films classiques qu’on a eu l’habitude de voir, particulièrement sur les rapports hommes-femmes, sur la domination masculine. C’est aussi ce qui m’intéresse : voir l’évolution entre les films, et surtout comment la nouvelle génération s’est emparée d’un nouveau fonctionnement du couple, du genre. 

Quel a été le point de départ de la Queer Palm ?

F.F-M : Je n’arrive plus à dater exactement, mais cela remonte à 2007 ou 2008, après la projection en séance de minuit de Shortbus de John Cameron Mitchell. Ça a été un choc absolu pour moi, car il évoque avec beaucoup de liberté les thématiques LGBT. Il y’avait un désir qui flottait de personnage en personnage, c’était dingue. Et c’est là que je me suis dit que ce film n’aurait jamais de prix. Il serait à Berlin, il aurait le Teddy, mais à Cannes, il n’y a rien. Et de façon plus concrète ensuite, dès mars 2010, je dînais avec Olivier Ducastel et Jacque Martineau qui m’ont dit “fais le”. Et je l’ai fait. 

Depuis sa création en 2010, avez-vous le sentiment qu’il y’a une plus forte présence de ces thématiques au cinéma, et particulièrement à Cannes ?

F.F-M : Les changements sont très dépendants des territoires. On ne va pas du tout être sensible aux mêmes choses en fonction des territoires. Prenez le cinéma américain qui est déjà très avancé sur ces thématiques. La première Queer Palm avait été attribuée à Kaboom de Gregg Araki. Chez Araki, il y’a déjà une fluidité naturelle dans son cinéma, qui fait que les sexualités ne sont pas une question en soi. Mais en France par exemple, les choses évoluent plus lentement et je pense qu’on est aussi dans un processus de normalisation. L’année dernière, nous avons récompensé La Fracture : le couple lesbien n’est pas le sujet du film, même s’il en est au cœur. On voit aussi des films de territoires émergents, où rien que le fait de parler de ces sujets, est déjà une nouveauté. Donc il faut vraiment juger à l’aune des territoires et des cinématographies. 

C.C : Il me semble que depuis Me Too, il y’a eu un changement qui s’est opéré, même dans la lecture des films, avec par exemple le Regard Féminin d’Iris Brey. Il y’a quand même une façon différente de regarder les films, et on parvient à décrypter aujourd’hui ce qu’on ne voyait pas auparavant. J’arrive beaucoup mieux à m’accaparer le cinéma avec lequel j’ai grandi, et à relever leur traitement du genre.  

F.F-M : Catherine a raison. Me Too a révolutionné le regard, et notamment les points de vue des cinéastes. Pendant très longtemps, les thématiques qui nous intéressent étaient davantage traitées par des cinéastes concerné‧es. Maintenant, surtout du côté des réalisatrices, il y’a une vraie ouverture du regard sur ces sujets-là, avec un point de vue qui évolue. 

Catherine, vous remportiez l’année dernière la Queer Palm pour La Fracture, et vous êtes désormais la Présidente du Jury. Que représente ce prix pour vous ? 

C.C : C’est important car on est dans ce moment charnière où on a envie que les choses bougent. On a envie d’un cinéma qui représente beaucoup plus la société dans ses avancées, et qui ne soit plus aussi archaïque, alors qu’il a maintenu un ordre masculin pendant très longtemps. Le cinéma a été produit, fait et critiqué par des hommes, et aujourd’hui, on a besoin d’éclairer ce changement, et ça passe aussi par des prix. Ce serait important que le cinéma soit d’avant-garde plutôt que d’être en retard sur la société. 

C’est un prix qui est décerné en parallèle de la Compétition Officielle, avez-vous le soutien du Festival ? 

F.F-M : On a les soutiens inconditionnels de la Semaine de la Critique, de la Quinzaine des Réalisateurs et de l’ACID. Du côté du Festival de Cannes, si ce n’est l’organisation d’une montée des marches du jury de la Queer Palm, on a aucune autre reconnaissance. On est obligés de trouver nous-mêmes les billets pour les séances des films en lice pour le prix. Le CNC et le Ministère de la Culture sont partenaires,et  pour moi ça vaut une reconnaissance officielle. Moi j’aimerais beaucoup relancer cette conversation avec le Festival et Thierry Frémaux.

En quoi est-ce aussi important de valoriser un cinéma queer aujourd’hui, en 2022 ?  

F.F-M : Parce qu’on est encore dans un monde où on évalue entre 10 et 15% de la population se définissant comme queer. Et pourtant dans le cinéma, les personnages queer représentent moins de 1% des personnages principaux. Il y’a un écart énorme entre ce que vivent les minorités et comment elles sont représentées à l’écran. D’où l’idée de valoriser ces thématiques. Le séries semblent un peu en avance, mais il y’a un vrai besoin des cinéphiles, ou des aspirant‧es cinéastes, qui se définissent comme queer, de se voir représenté‧e, et de voir que ces films peuvent être aussi célébrés.

C.C : On est dans une période difficile pour le cinéma, et on se rend compte qu’on est en guerre avec les séries, qui elles ont de l’avance sur ces questions de représentations. Il faudrait donc que le cinéma évolue pour ne pas être un art pétrifié dans son temps. À la limite, ce qui est intéressant avec les plateformes et les séries, c’est que ça fait bouger les lignes des représentations des communautés LGBT et des minorités. Je pense qu’il faut qu’il y’ait une vraie volonté politique par rapport à cela. Avec le Collectif 50/50, il y’a eu un intérêt autour de la parité dans les équipes avec la mise en place de bonus, Il faudrait que ça puisse s’étendre aussi aux représentations, et il y’a encore beaucoup de travail. On le voit encore aujourd’hui, dans la sélection cannoise. On a très peu de films queer par rapport au nombre de films présents. Beaucoup de films se prétendent l’être, mais à mon sens n’entrent pas dans cette catégorie. 

F.F-M : Au CNC, il y’a une commission de diversité. Mais pour le CNC, la diversité est uniquement ethnique. C’est vraiment l’angle mort des politiques de diversité en France. Il faut continuer de travailler pour que les institutions non concernés comprennent que la diversité n’est pas qu’ethnique. 

Vous avez l’impression qu’il y a un retard, particulièrement en France ? 

F.F-M : On a vingt ans de retard sur les autres pays. Je me bats chaque année pour financer la palme. Pendant douze ans, on a rencontré beaucoup de difficultés, et il y’a peu de gros annonceurs en France qui sont capables de s’engager sur un projet comme celui-là. Le retard se fait ressentir à pleins de niveaux, et jusque dans les financements de ce genre d’événements. On a pas de festivals LGBT en France qui soient vraiment professionnalisés. Chéries Chéris et les Écrans Mixtes commencent à peine à avoir un salarié qui travaille à l’année. C’est ridicule par rapport à nos concurrents européens comme le BFI à Londres ou le Queer Lisboa à Lisbonne. Les festivals français pâtissent de ces politiques publiques universalistes pour qui subventionner une communauté équivaut à du communautarisme. Ce n’est pas le cas. Quand on est vraiment universaliste, on fait en sorte que les communautés soient traitées de manière égalitaire. 

C.C : C’est très étonnant de voir à quel point la société française est très patriarcale, et que ce qui en est extérieur n’arrive pas à s'installer. Même ces festivals LGBT n’ont pas assez de reconnaissance et manquent de visibilité et de moyen. C’est encore timide, et très fermé. On a encore beaucoup de décideurs qui sont des mâles blancs de plus 50 ans, hétéros cisgenres. Ce qui fait aussi qu’on vit sur un mode de représentation qui n’avance pas. J’ai beaucoup de réunions professionnelles, car je fais partie d’associations syndicales au cinéma. Il n’y a aucune diversité dans le cercle décisionnel et il y’a une incapacité de leur part à se projeter 

F.FM : Ce sont aussi des personnes qui ont du mal à se mettre à la place du vécu des minorités, et qui ne comprennent pas l’intérêt de nos démarches. On doit toujours être dans une forme de pédagogie Je suis vraiment gré du Ministère de la Culture d’être partenaire cette année, et au CNC depuis quelques années à l’initiative de Frédérique Bredin, ainsi qu’à Unifrance parce que j’ai souvent rencontré une forme de condescendance de la part des institutions. Il y’a certains pays où ce travail à été fait une bonne fois pour toutes, donc les questions ne sont plus les mêmes. On imagine pourtant le milieu du cinéma comme un monde ouvert, or c’est très loin d’être le cas. 

Catherine Corsini par Christophe Archambault


Catherine, votre cinéma est engagé. Avez-vous rencontré des difficultés au fil de votre carrière en raison des thématiques que vous abordez ? 

C.C : Les difficultés que j’ai eues concernaient surtout ma façon de m’assumer. Quand j’ai commencé, j’étais dans un milieu hostile où ces thématiques n’étaient quasiment pas traitées. C’était vraiment compliqué d’arriver en tant que jeune femme cinéaste, avec ces envies là. Rajoutez aussi à cela l’homosexualité. Le féminisme était encore un mot qu’on arrivait pas à prononcer. La vraie difficulté était d’arriver à s’outer, et à faire des films avec des personnages homosexuel‧les. Malgré tout, quand je fais La Belle Saison en 2016, on sent qu’il y’a un plafond de verre de la part du public. Le film a été fait avant Me Too, peut-être qu’il aurait été perçu autrement aujourd’hui. 


Pouvez-vous nous parler du Queer Palm Lab, le prochain projet de la Queer Palm ?

F.FM : On s’est demandé après douze ans d’existence ce qu’on pouvait faire de cette marque, qui est un point de repère pour les cinéphiles et aspirant‧es cinéastes du monde entier, qui s’intéressent à ces questions là. Cela passe par l’accompagnement des premiers longs-métrages. Début 2023, on lancera un appel à projet et montera un comité de lecture qui sélectionnera cinq projets, annoncés pendant le festival de Cannes. Pendant une année, un mentorat leur sera dédié, avec un accès à notre réseau de distributeur‧ices, réalisateur‧ices, co-scénariste … Il y aura une résidence de quinze jours avec ces porteur‧ses de projet. À l’issue de cette année d’accompagnement, nous remettrons un prix doté lors du festival suivant. Lucas Dhont a accepté d’être le parrain de cette première édition. Je pense qu’il a été inspirant pour de nombreux‧ses jeunes cinéastes en herbe, car il a remporté la Caméra d’Or et la Queer Palm pour son premier long-métrage, Girl, et son deuxième film est en compétition officielle aujourd’hui. C’est le plus jeune réalisateur sélectionné cette année en compétition. En France, on a la chance d’avoir beaucoup de résidences d’écriture, mais peu spécifiquement liées à ces questions. À Cannes, il y’a la Cinef et le programme Next Step, mis en place par la Semaine de la Critique. On a identifié que pour les cinéastes qui souhaitent évoquer des thématiques queer, le parcours est semé d’embûches, aussi car ils ne sont pas forcément issu‧es circuits traditionnels. C’est peut-être aussi pourquoi il y’a si peu de réalisateur‧ices queers racisé‧es ou trans, et le but c’est aussi de faire émerger ces profils. 

Franck Finance-Madureira par Aurélie Lamachère