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RENCONTRE AVEC PATRICIA MAZUY — « Le réel est beaucoup plus complexe que les clichés »

Copyright © Les Films de Losange

Patricia Mazuy sait toujours se réinventer en repoussant ses propres limites, avec une fraîcheur inattendue là où l'on s'attendrait aux lieux communs les plus prévisibles. Centré sur une amitié féminine qui bourgeonne dans les couloirs d’un parloir, le nouveau film de la cinéaste renverse les conventions des drames sociaux au profit des sensibilités romanesques. Rencontre.

En regardant votre filmographie, on a l'impression que vous vous renouvelez avec chaque nouveau film, en explorant différents récits, périodes, genres. Comment parvenez-vous à maintenir cette quête constante de nouveauté dans votre travail ?

C'est un mélange conscient et, parfois, les circonstances s'enchaînent de cette manière. Mais en réalité, tant que je peux continuer à faire des films, je préfère essayer des choses que je n'ai jamais faites auparavant. Si l'on ne prend pas de risques à chaque fois, on finit par ronronner !

Par exemple, retravailler un scénario déjà écrit était-il une nouveauté pour vous ?

Non, parce que pour Saint-Cyr, c'était vraiment Yves Thomas qui avait écrit les premières versions. Nous en avions discuté un peu avant qu'il ne s'y mette, mais je n'y avais pas vraiment participé. Il est vrai que ce projet était à l'origine un film de Pierre Courrège, mais depuis 2019, j'ai retravaillé le scénario. Celui de Pierre Courrège aurait pu être un très bon film – mais je ne savais pas comment le réaliser. Il s'agissait d'un film qui s’appuie sur des situations avec des dialogues face à face. Il y avait un aspect conceptuel : on ne voyait pas les maris, par exemple. C'était un choix qui pouvait fonctionner, c'est-à-dire de faire un film qui ne montre que la maison d'accueil, le trajet vers la prison, et la maison.

Jusqu'à un certain point, le film a presque l'air d'aller dans cette direction-là et on commence à croire qu'on ne verra pas les maris… 

Oui, mais ce sont des décisions quasi musicales. Je voulais qu'on les voie, mais si on les voyait trop souvent, cela n'aurait pas fonctionné. C'est pour cette raison qu'il y a deux parloirs dans le film, côte à côte, où chacune se trouve avec son mari. C'est un moment très important qui, tout à coup, nous fait entrer dans le réel de la vie des femmes au parloir.

La séquence d’ouverture était d’une beauté exceptionnelle, induisant presque un état de transe et nous transportant vers des imageries familières, qui pourraient même aller de Mrs Dalloway à Vertigo. Quels étaient les enjeux de cette séquence ?

C'était un moyen d'introduire le caractère romanesque du film et de nous faire entrer dans son univers avant de découvrir que Huppert y jouait. Cela signifiait qu'il fallait un certain temps pour quitter Huppert et entrer dans le film avec Alma, son personnage. Parce que si je n'avais pas pris ce temps, on serait resté uniquement avec Huppert au bout d'un moment. Mais au départ, la scène n'était pas comme celle que l'on a aujourd'hui. Je savais que je voulais une ouverture avec Isabelle. C'était vraiment important. Je voulais y ajouter un côté romanesque-mélo avant de passer aux circonstances sociales des femmes de maison d'accueil. Au début, elle achetait des choux et un bouquet de fleurs. C'est en cherchant des boulangeries – qui ne me plaisaient pas trop – que je suis tombée sur ce fleuriste, qui avait un plafond en miroir. Là, je me suis dit qu'il valait mieux faire une seule séquence plutôt que d'avoir deux petits bouts de scène. On avait peu de temps de tournage. Il fallait creuser chaque moment en se disant qu'il y a toujours un détail qui compte. D'ailleurs, les fleurs montrent sa solitude. Parce que quand elle arrive avec son énorme bouquet et que l'on voit qu'elle est toute seule et qu'il y avait déjà un autre bouquet avant celui-ci, on comprend qu'elle est quelqu'un de seul. Je ne sais pas comment l'expliquer, ou peut-être que ce n'est pas nécessaire de le dire… 

Cela relève aussi de la force symbolique des fleurs – elles portent tout un éventail de significations, issues des vanités, entre autres : le temps qui passe, mais aussi celui qui se répète.

Oui, au début, on ressent qu'il y a un petit côté enterrement.

Même en voyant les nourritures à moitié mangées dans la cuisine, on sent immédiatement qu'il vient de se passer quelque chose de grave. Bien qu'on ne comprenne vraiment ce qui se joue dans cette scène que plus tard, la manière dont le personnage d'Isabelle Huppert entre dans la maison donne un ton très solennel.

Pour moi, cela montrait à quel point le personnage d'Alma était en proie au vide. Il est vrai que cela aurait pu basculer vers le registre du crime, mais en réalité, cela relevait davantage du mélodrame. Cette idée d'une maison riche et isolée – c'est comme si elle était restée figée dans le temps, alors que le monde autour a évolué.

Comme nous en avons tant discuté, on peut dire que la maison elle-même a une personnalité. Dans quelle mesure avez-vous participé à la conception spatiale de la maison d'Alma ?

Trouver la maison était déjà un problème. Nous ne voulions évidemment pas construire une maison, mais la plupart des maisons riches et bourgeoises à Bordeaux ont maintenant des murs blancs. Ces murs blancs rendaient le travail de photographie très compliqué pour l'éclairage d'Isabelle. Si vous placez des lampes et que les murs sont blancs, l'image devient encore plus dure et crue. Pour pouvoir travailler la lumière correctement, il fallait donc que les murs ne soient pas blancs. C’est là que nous avons commencé à galérer. Il y avait des amis d’Isabelle, qu'elle connaissait de sa maison de vacances. Désespérée, je l’ai appelée et dit : « Donne-moi le numéro de tes amis pour que je les appelle et leur demande s'ils connaissent des gens qui ont des maisons avec des murs non blancs. » Je leur ai donc téléphoné et ils m’ont proposé de venir voir chez eux. C’était donc cette maison-là, mais nous avons fait beaucoup de changements. Nous avons conservé la couleur des murs. Ils étaient très bien comme ça, avec une texture très moelleuse des enduits. On pouvait voir qu’ils n’avaient pas été peints avec de la peinture en solde. Il y avait de l’argent dans les murs. Après, nous avons tout vidé. La maison était tellement remplie qu’il a fallu un gros travail de meublage. 

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À part la maison, le parloir joue également un rôle clé dans la relation entre Mira et Alma, ainsi que dans leurs interactions avec leurs maris respectifs. Quelles caractéristiques spatiales y avez-vous recherchées ?

La prison peut être n'importe laquelle, mais il est clair qu'il ne s'agit pas d'une prison en centre-ville, comme une vieille prison avec des cafards par terre. C'est un centre de détention moderne, très propre, presque comme les couloirs d'une piscine olympique. Les centres de détention pour longues peines se trouvent généralement en bordure de ville, tandis qu'au centre, on trouve plutôt des maisons d'arrêt. Mais cela rendait l'image beaucoup plus convenue : ce sont des prisons que l'on a vues depuis les films avec Gabin. Comme il y avait déjà un aspect antique, je voulais que la prison nous fasse entrer dans le temps présent.

Comme nous ne pouvions pas tourner dans de vraies maisons d'accueil et des parloirs, nous les avons reconstitués ailleurs. Nous n'avons gardé que le couloir, qui aurait été trop cher à reconstruire. En revanche, j'ai préféré ne pas montrer les différents sas de vérification, car nous avons déjà vu au cinéma des gens aller voir des prisonniers. On sait qu'il faut passer par différents sas. Les ellipses nourrissaient assez fort le film.

Nul besoin de dire à quel point Isabelle Huppert est une actrice prolifique, capable de livrer des performances exceptionnelles dans toutes sortes de films, que ce soit un film de Hong Sang-soo ou de Michael Haneke. Sa présence à l’écran reste toujours très singulière – peu importe la période ou le sujet du film. C'est comme si sa persona ne se dissolvait jamais complètement dans ces mondes fictifs, comme si elle flottait, séparée du champ filmique…

Ça, c’est votre interprétation d’Isabelle ! En tout cas, moi, je voulais que le personnage d’Alma soit en flottement permanent. Elle est toujours au bord du vide et du déséquilibre. Elle a aussi beaucoup d’humour et d’autodérision – c’est ce qui fait son intelligence. Mais elle s’aveugle. Elle fait semblant que tout va bien, mais en réalité, elle va très mal. Quant à la présence d’Isabelle dans les films, cela dépend desquels !

Son personnage est fascinant dans votre film, car elle s’éloigne vraiment de la figure hystérique souvent associée à son jeu. Alma a un humour très pointu, intelligent, mais elle est aussi quelqu’un d’approchable, de bienveillant. 

Le défi était aussi de montrer qu’elle était gentille – ce qui était une nouveauté pour moi. Pas par rapport à Isabelle, car elle l’est dans la vraie vie. Il y avait même un aspect documentaire qui captait son côté drôle, gentil, et perché. C’est vrai qu’elle n’est pas souvent perçue comme gentille dans les films. Pour moi, c’était vraiment important de montrer que le film explorait aussi la douceur. Avec Bowling Saturne, j’avais réalisé un film sur la violence, alors dans La Prisonnière de Bordeaux, je ne voulais pas emprunter cette direction. Il y a quand même une forme de violence qui se ressent et sur laquelle on réfléchit après coup. Mais en regardant le film, on ne voit que de la douceur. Il n’y a ni baston ni coup de fusil.

Pouvons-nous dire que c’est le film dans lequel vous faites le plus preuve d’empathie envers vos personnages ?

À la limite, c’était le film où j’étais le plus éloigné des deux personnages. Les milieux sociaux dont elles viennent ne m’étaient pas familiers. C’est pourquoi je voulais absolument être à Bordeaux avant le tournage pour me familiariser avec les lieux. La proximité venait plutôt des actrices. C’étaient elles qui avaient la charge de l’empathie.

Avez-vous donc accordé plus de liberté aux actrices pour construire et modeler leurs personnages ?

Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Nous avons tourné le film très rapidement et fait deux, même trois prises par jour. Il fallait donc qu’elles soient vraiment présentes et vivantes – pas juste qu’on les filme et finisse la scène. Il leur fallait une concentration absolue.

Ce qui se distingue vraiment dans vos films, c’est qu’ils racontent des histoires qui semblent simples en apparence. Dans le cas de La Prisonnière de Bordeaux, nous avons deux femmes issues de classes sociales différentes, dont les chemins se croisent de manière inattendue. De telles prémices suscitent évidemment des idées reçues quant au déroulement du récit, mais vous réussissez toujours à les déjouer. Même dans Paul Sanchez est revenu ! ou Sport de filles, les schémas narratifs associés aux genres sont constamment défiés.

J’aime bien être surprise au cinéma. Souvent, dans les films, on s’attend à ce qu’il va se passer. Parfois, cela peut être agréable mais cette histoire était très tenue, se concentrant uniquement sur une relation d’amitié improbable mais très forte entre deux femmes. Si on n’était pas un peu surpris, on risquait de s’ennuyer. Je ne voulais surtout pas que l’on s’ennuie. 

Elles partagent certes une amitié, mais elles sont très conscientes des rôles et des milieux auxquels elles sont associées. Toutes les deux savent très bien ce que l’une attend de l’autre et ne cessent de jouer avec ces attentes.

C’est une sorte de colocation où elles sont à la fois très proches et très éloignées. Il y a une opacité entre elles qu’elles ne franchissent pas. Effectivement, elles en sont conscientes. C’est le côté réel de leur relation. Il me semble très probable que deux femmes très différentes qui se rencontrent dans des circonstances exceptionnelles deviennent proches. Comme le récit ne s’étend pas sur dix ans, il y a aussi l’idée de l’« étranger » dans la maison. Je pense que le film parle presque plus de l’accueil de l’étranger que de la lutte des classes, car les différences de conditions sociales sont tellement marquées et posées dès le début que l’on a plus besoin de les raconter. C’est étrange d’ailleurs, c’est comme si nous étions programmés – bien que cela soit en partie lié aux costumes – à comprendre que lorsque le personnage de Hafsia est dans la maison, nous savons très bien que cette maison n’est pas la sienne. 

Mais c’est vrai qu’au tout début, les deux personnages relevaient de deux clichés : la bourgeoise esseulée et la mère courage issue des cités. Elles avaient des destins à la fois exceptionnels et très banals. Le véritable enjeu était de les complexifier pour que l’on s’intéresse vraiment à elles, de les transformer en héroïnes. Pour cela, nous avons beaucoup travaillé sur les costumes et la silhouette. Je voulais vraiment qu’elles apparaissent toutes les deux comme des princesses potentielles.

Cela pourrait sembler être une interprétation qui s’éloigne un peu de vos intentions, mais vous vous êtes emparée du récit de La Prisonnière de Bordeaux, initialement écrit par un homme sur les femmes. Cette transformation fait écho à celles que Mina et Alma vivent dans le film, où elles reprennent en main les rênes de leur vie. Il s’agit donc d’un geste très fort de votre part en tant que réalisatrice, en leur donnant la complexité et la profondeur qu’elles méritent.

C’était très important. Sinon, au bout de cinq minutes, on aurait tout compris et pu arrêter le film. Le réel est beaucoup plus complexe que les clichés. Mais en même temps, je savais que dans ce film, il ne fallait pas éviter les clichés de la même manière. Vous savez, la tendance actuelle, c’est d’écarter les dimensions psychologique et naturaliste. Bien que le film s’apparente à un conte, je ne voulais pas éviter un certain naturalisme.

Propos recueillis par Öyku Sofuoglu