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RENCONTRE AVEC VALENTINA DI PACE ET DOMINIK FELLMAN - 99 Moons

Présenté à l’ACID, 99 Moons est le troisième long-métrage de fiction de Jan Gassmann, réalisateur et documentariste suisse de 34 ans. Mettant en scène Bigna, une jeune femme scientifique qui contrôle strictement sa vie, et Frank, un jeune DJ au quotidien désordonné, 99 Moons est une romance érotique où les deux personnages se rencontrent et se retrouvent, confrontent leur vision de la sexualité et leur désir de liberté. Si la proposition est un peu austère, notamment en mettant en scène des relations sexuelles parfois assez crues, on se laisse toutefois envoûter par une réalisation hypnotique et une mise en scène qui joue sur le sentiment de solitude des personnages : Bigna est un personnage principal mystérieux, dont le désir permanent de contrôle passe par une sexualité dominatrice marquée par une recherche du plaisir solitaire, tandis que Frank cherche à combler sa peur de la solitude. Rencontre avec Valentina Di Pace et Dominik Fellmann, les deux interprètes du film.


Il s’agit pour vous deux de votre première expérience en tant qu’acteur‧ices. Qu’est-ce qui vous a séduit‧es dans ce projet ? Était-ce le scénario, les traits des personnages ?

Dominik Fellmann : Pour moi, c’est arrivé par hasard : je connais Jan depuis longtemps et on parle souvent de cinéma. Il a fini par me proposer de venir aux essais de son prochain film, et il y a eu une longue période de castings, ils ont passé près d’un an à chercher leur Frank. Par le passé, j’ai beaucoup travaillé dans le milieu de la nuit, et j’ai trouvé ce personnage intéressant parce que je me considère moi-même comme quelqu’un qui a en contrôle. Donc un personnage comme Frank, à la vie très libre, assez destructeur, je l’ai beaucoup vu de l’extérieur.

Valentina Di Pace : J’ai vu l’annonce de casting un soir sur les réseaux sociaux. On cherchait quelqu’un de mon âge, pour le rôle d’un personnage assez dominateur qui finit par perdre le contrôle en amour. On m’a rappelé plus tard pour faire le casting, c’était une vraie surprise pour moi, une toute nouvelle expérience d’être devant la caméra. Je me suis sentie connectée au rôle, je pouvais m’imaginer être cette personne. 

Vous avez mentionné la domination : le film contient beaucoup de scènes de sexe, et vous avez travaillé avec une coordinatrice d’intimité, Cornelia Dworak, pour les tourner. Beaucoup de ces scènes, notamment au début du film, contiennent de la domination et de la violence, et interrogent aussi les limites du consentement. Comment avez-vous travaillé ces aspects avec la coordinatrice d’intimité ?

D.F. : On a travaillé ça comme une chorégraphie. Pour les scènes de domination, on allait pas à pas pour voir jusqu’où on voulait aller et comment y arriver. On cherchait le consentement en permanence sur ce qu’on prévoyait de faire, Cornelia cherchait toujours comment représenter un acte violent à la caméra sans qu’il doive l’être sur le tournage.

V.D.P. : Je n’aurais pas fait ces scènes sans une coordinatrice d’intimité. Je ne voulais pas réaliser un film pornographique. Pour moi, c’était très important d’assurer mon safe space et de respecter celui de l’autre. Au début, on a beaucoup parlé de ce qu’on pouvait faire, où on pouvait se toucher, on a fait une liste pour chacun, avec un code, un safe word, comme dans le BDSM. Pour nous, c’était le mot « baleine » ! Si quelqu’un disait ce mot, on arrêtait instantanément quelque chose et on ne le faisait plus. Pour les scènes d’étranglement, Cornelia nous a montré des techniques pour les faire sans nous blesser. C’était comme une chorégraphie, on a d’abord travaillé ça habillés, pour s’entraîner, et y aller pas à pas. A tout moment, si quelque chose ne nous plaisait pas dans le scénario, on disait qu’on ne pouvait pas le faire.

Vous aviez la possibilité de dire oui ou non si vous ne vouliez pas faire quelque chose ?

D.F. : En fait, on était tout en haut de la décision. Jan lui-même passait derrière la coordinatrice d’intimité. On avait aussi des sortes de prothèses génitales. Au final, tout ça s’est beaucoup apparenté à une exercice, une performance devant la caméra.

Le plateau était en effectif réduit pour ces scènes ?

V.D.P. : Oui, c’était très important d’avoir ce qu’ils appelaient un closed set : au début, tout était éteint, même les micros, pour que rien n’échappe. C’était un cadre très strict. Ils ont trouvé la bonne manière de faire en sorte de mettre en scène autant de sexualité sans dépasser les bornes.

D.F. : Je trouve ça absurde de me dire qu’avant, ce dispositif n’existait pas, que personne n’ait pu parler de comment tourner ces scènes, et de ce que ça représentait comme expérience pour la personne qui la joue. Pour moi, le moment le plus choquant était celui où j’ai vu ces scènes à l’écran, parce que c’était une autre expérience quand on les a tournées. C’était beaucoup plus violent dans le film que ça ne l’était en réalité.

V.D.P. : Il y avait aussi beaucoup d’improvisation. Le réalisateur me demandait par exemple « est-ce que tu peux l’embrasser », et si je refusais, il acceptait sans discuter. Je pense que ça dépend aussi beaucoup de la personne avec qui tu joues, de comment on peut défendre ses droits et sa volonté.

D.F. : La manière dont le tournage a été organisé a aussi beaucoup joué. La scène de sexe dans la cuisine, on l’a tournée le deuxième jour, on ne se connaissait pas encore beaucoup mais il y a eu beaucoup de préparation. La manière dont on apprend à se connaître est très importante.

V.D.P. : Oui, ils ont quand même pris un gros risque au casting, parce que ça aurait pu se masser très mal entre nous deux. C’est un vrai risque de parier sur le fait que des scènes de sexe fictionnelles vont être réussies pour les deux acteurs.

Valentina, votre personnage est représenté par sa volonté de tout contrôler, et par sa sexualité dominatrice. Qu’est-ce qui, pour vous, caractérise son empowerment ? Est-ce par la sexualité, le contrôle, ou au contraire le fait de lâcher prise dans sa relation ?

V.D.P. : Je pense que son affirmation la plus forte est celle de dire qu’elle ne veut pas d’enfant. C’est sa décision, et le fait qu’elle n’en veuille pas pose un problème dans leur relation : c’est pour ça que tout se brise. D’un point de vue féministe, c’est une question qui se pose au quotidien. C’est aussi une femme qui sait ce qu’elle veut et n’hésite pas à le prendre, même si au début le personnage n’est pas heureux, mais le fait de tout contrôler est son moyen de faire son empowerment. Mais au début, ça ne semble pas sain : elle pense que ça doit forcément passer par la domination.

Dominik, vous êtes également DJ. L’esthétique du film est très marquée par la présence de la musique, avez-vous une lecture particulière sur la manière dont la musique sert pour le storytelling ?

D.F. : En fait, Jan a beaucoup changé la musique, mais on avait une chanson spécifique, celle qui parcourt tout le film. On s’en est beaucoup imprégnés pendant le tournage. 

J’ai l’impression que ce film parle aussi beaucoup de solitude, particulièrement avec les scènes de fête où chacun écoute sa propre musique dans son casque, mais tout le monde écoute la même musique et chacun fait seul l’expérience du collectif. Pensez-vous que cette solitude est liée à la notion d’amour qui traverse le film ? 

V.D.P. : Je pense que chaque personnage se sent effectivement très seul. C’est aussi en lien avec le fait que leur notion de l’amour soit aussi obsessionnelle, ils ressentent tous les deux un grand vide. Les scènes des casques s’expliquent aussi par le fait que le club devait être silencieux, c’est un club secret. 

D.F. : Je pense aussi que cette solitude explique qu’ils finissent par avoir cette relation aussi intense. Mais c’est une bonne question, ça montre que le film commence à être interprété une fois qu’il est diffusé, qu’il a sa propre vie.


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Remerciements à Anne-Lise Kontz