Sorociné

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RENCONTRE AVEC AZRA DENIZ OKYAY - “Je me comportais comme une photographe de guerre”

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Avec son premier long métrage fougueux et plein d’audace, Azra Deniz Okyay nous livre un langage cinématographique rafraîchissant. La réalisatrice turque ne se méfie pas d’exprimer sa révolte ainsi que d’affirmer sa prise de position, tout en cherchant toujours à mettre en avant sa sensibilité documentaire, telle une photographe de guerre, comme elle le décrit elle-même. À l’occasion de la sortie de “Les Fantômes d’Istanbul”, nous avons eu la chance de discuter avec Okyay. 

Dans Les Fantômes d’Istanbul, le premier long métrage d’Azra Deniz Okyay, “le temps est hors de ses gonds” comme le disait Hamlet. Le temps des symphonies urbaines est depuis longtemps révolu. Ici, c’est l’heure du rap, des cris des manifestantes, des chants de putes, des sirènes, des bruits de construction et des hélicoptères qui envahissent le ciel. Les nuages sont lourds et l’air est chargé des tensions, de révolte, de chaos mais aussi d’espoir. On sait que bientôt, tout va exploser, que ce soit pour le bien ou pour le mal. Istanbul, cette ville chimérique, est elle-même un monstre, prêt à dévorer tous ceux qui la peuplent.

Les Fantômes d'Istanbul nous transporte dans un futur proche, au cœur d'un des quartiers périphériques les plus touchés par les bouleversements urbains causés par l'immigration et la gentrification. Didem, une jeune femme dont la révolte s'exprime à travers la danse ; İffet, une mère qui n'hésite pas à se plonger dans le monde du crime pour son fils ; Raşit, un homme dont l'existence incarne littéralement la corruption étatique et les valeurs conservatrices du gouvernement turc ; et Eda, une jeune activiste issue d'un milieu privilégié qui cherche à changer un monde qui ne lui appartient pas forcément. Leurs chemins se croisent, se détachent et se heurtent les uns aux autres, créant ainsi une mosaïque sociale et politique complexe où la distinction entre les bons et les mauvais n'existe plus.

Sorociné : En regardant votre film, on a l’impression de courir après le temps et de tout voir s’écrouler. Le film a une temporalité assez complexe. Quand vous avez fait le film, l’année 2020 était présentée comme un futur proche dans l’histoire. Mais aujourd’hui, cette réalité est devenue le passé, et entre-temps il y a eu encore plus de destructions, et de crises comme le covid ou les séisme de novembre 2020 et de février 2023.

Azra Deniz Okyay : Je sens une énorme pression sur moi depuis vingt ans. Mon père était urbaniste, je l'ai perdu il y a  dix ans mais j’ai grandi avec lui et ses collègues, dont Mücella Yapıcı [architecte et urbaniste emprisonnée après les manifestations du parc Gezi pour avoir « tenté de renverser le gouvernement », ndlr]. Donc, cette idée d'une destruction qui peut arriver toutes les cinq minutes, on la vit dans notre vie. C’est pour cette raison que j'essaie de la transcrire dans le film, à ma manière, en plusieurs étapes. Par exemple, la première chose, c'était la coupure d'électricité. Comment peut-on normaliser une telle violence et, même si on est dans le noir, comment essaie-t-on de se retrouver ? Qu’est-ce qu'on construit à nouveau ? Parce qu’après tout, même s’il y a une noirceur, il y a aussi des personnages qui essaient d'en sortir à leur manière et qui deviennent aussi créatifs, en plusieurs étapes. 

Quand j'ai commencé à écrire le film en 2013, j’habitais à Taksim, le quartier où les événements de Gezi ont eu lieu. On parlait entre copines, mais on ne s'entendait plus les unes les autres en raison des hélicoptères qui passaient sans arrêt. Et je me suis dit qu’il fallait que j’utilise cette sensation. Je voulais déconstruire mes émotions pour faire comprendre ce que je ressentais. Un peu à la Jack Kerouac, c’était une manière d’écrire par rapport à ce qui se passe au moment présent. Je me comportais aussi comme une photographe de guerre. Il fallait que je prenne plusieurs photos pour comprendre dans quelle guerre on était. En plus, pendant qu’on tournait, les bâtiments s’écroulaient autour de nous. C'était vraiment comme une guerre. Un des bâtiments où la jeune fille danse, deux jours après, il n’y était plus.

Pour moi, c’est aussi une guerre qui se passe autour des femmes. Parce que je pense que quand vous êtes une femme en Turquie, beaucoup de sujets sont liés l’un à l’autre. Le féminisme n’existe pas en soi, d’autres problématiques l’accompagnent toujours. Donc je voulais vraiment montrer cet effet domino et comment tout est lié. En tant que femme turque, c'est clair que ma vie n'est pas très calme. Je ne fais que courir. S'il y a un événement qui se produit, je sais que les choses peuvent empirer d’un moment à l’autre. Avant, cette anxiété n’était pas quotidienne. Mais je la connaissais déjà avec mes grands-parents immigrés qui s’inquiétaient tout le temps de tout perdre en cinq minutes. C'est ce sentiment d’urgence qui me permet de penser aux nouvelles stratégies en me disant il me faut un plan B, C, D, au cas où. Je pense que même dans le film, on a dû sentir que tout a été filmé en 17 jours, parce que je n'avais pas beaucoup d’argent. Avec ma productrice Dilek Aydın, qui est d’ailleurs très dynamique et intelligente, on a trouvé d'autres solutions.

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Quelles étaient vos stratégies formelles et esthétiques pour capter ce sentiment d’urgence dont vous venez de parler ?

Comme je viens de l’art vidéo et du documentaire, j’ai pu construire beaucoup de ponts entre les scènes. J'ai fait travailler le chef opérateur avec la monteuse trois semaines en avance pour trouver les meilleures approches, pour que la caméra tourne avec le bon rythme et qu’on le ressente dans le montage. Par exemple, je voulais qu'on sente vraiment comme si la caméra était assise avec les jeunes filles dans la petite chambre quand elles se disputent, qu'on sente vraiment le souffle de l'homme qui dit à Didem « Tu as bien grandi ». C'est une énergie violente que j’a transmise dans l’image. Le deuxième jour du tournage, le montage avait déjà commencé, et au bout de 17 jours sans dormir, j'avais 80 % du montage. Avec ma monteuse Ayris, on a tout regardé et j'étais sûre que rien ne manquait. 

C’est vrai que même quand on tournait, on courait dans tous les sens. Par exemple, la police a débarqué pendant qu’on filmait le plan-séquence. Quand les deux femmes vont dans la voiture, elles arrivent à un champ et ça brûle. On avait averti la police un jour avant, mais ils ont complètement oublié qu’il y avait un tournage et ils ont cru que c'était une grande émeute. Ils ont débarqué dans des véhicules blindés en pointant sur nous leurs kalachnikovs. Normalement, j’avais prévu 4 ou 5 heures pour filmer ce plan-séquence, orchestrer beaucoup mieux les gens qui passent, mais là, je n’avais que 15 minutes. 

Mais à ce moment-là, j’étais très calme. Les policiers m’ont fait sortir de la voiture en me demandant qui j’étais. Il faisait tellement froid que je portais six hoodies. Je n’étais pas maquillée. Je leur ai dit que j’étais réalisatrice, mais ils ne comprenaient pas du tout. C'était comme si je disais que j’étais astronaute. Il y avait le chef de la police d’Istanbul, le chef de l’unité de lutte contre le terrorisme. Il fallait garder le calme dans le chaos, mais aussi guider mon équipe dans le chaos. Parce que mon but principal était de les protéger.

Dans Les Fantômes d'Istanbul, on a accès aux différents points de vue, non seulement des personnages, mais aussi des positionnements politiques. Comment avez-vous procédé pour maintenir les nuances entre ces points de vue puisque, malgré tout, il y a un clivage entre les sujets qui se présentent comme « eux » et « nous » ?

Quand je donnais des cours de cinéma aux enfants à Sulukule, j’ai vraiment rencontré un père rom comme Raşit. Il était jeune et travaillait avec mon père pour sauver le quartier. Après les démolitions, comme j’ai gardé le contact avec les jeunes du quartier, je leur ai demandé ce qu’il était devenu, et j’ai appris qu’il était passé du côté du gouvernement. J’étais tellement surprise. En fait, j’ai commencé à écrire le personnage de Raşit pour comprendre comment on devient méchant. Quel est le point de départ ? Je voulais aimer cet homme. Il était important pour moi, je l’estimais vraiment. Donc, j’ai essayé de voir comment on peut passer de l’autre côté. 

En réalité, Raşit est un méchant doux, mais en même temps, il est très méchant parce qu’il n’est même pas en mesure de comprendre sa méchanceté. C’est ça le problème : comprendre la méchanceté de quelqu’un en profondeur et les malheurs que cela peut provoquer. Je ne montre pas de personnages « méchants » pour en montrer. C’est ce qui me permet de garder l’équilibre dans le film et de donner une responsabilité aux spectateurs. J’aime inviter les gens à penser, à réfléchir. Mon but n’est pas de caricaturer ces gens-là. Je pense que pour faire du cinéma aujourd’hui, il faut s’engager. Raconter juste des histoires ne m’intéresse pas.

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On sent la forte présence des enregistrements faits par les caméras de téléphones portables. Pouvez-vous expliquer quelle fonction vous avez donnée à ces images qui viennent de l’extérieur de l’imagerie cinématographique ?

J’observe toujours les gens autour de moi quand je sors ou prends le bus et, il y a des moments, même pour quelques secondes, où je me demande à quoi ces gens pensent. J’ai vraiment vu une femme qui fumait sa cigarette comme le personnage d’Iffet. Elle était toute seule. Qu’est-ce qu’elle avait vécu à ce moment-là ? C’est ça qui m’a intriguée : comment sa vie changeait d’un moment à l’autre. À Sulukule, j'ai vraiment rencontré des femmes dont le fils était en prison et qui devaient vendre de la drogue. Leur vie changeait complètement en un instant. Avec ce type de transitions, j’ai voulu faire comme un chapitrage cinématographique et j’ai filmé avec mon propre portable. C’était peut-être un geste qui venait de mes expériences en tant que cheffe opératrice, mais ça me permettait aussi de garder des traces, un peu à la manière documentaire.

Le film se passe à Istanbul, mais je ne pense pas que le public français soit habitué à voir des images d'Istanbul si différentes. Pouvez-vous parler un peu de ces quartiers, qui sont filmés d'une façon documentaire mais en même temps vous servent à construire un univers fictif ? 

C'est vrai que filmer le Bosphore ne m’intéressait pas. Mais Istanbul est un peu comme Paris, où le Marais ne ressemble pas à Ménilmontant. Les quartiers que j'ai filmés à Istanbul sont super moches tandis que Gulensu est assez beau. C’était l’un des seuls quartiers « ghetto », pour ainsi dire, qui restent à Istanbul. Apparemment, le mukhtar (dirigeant du quartier, équivalent du maire) allait à Sulukule et participait aux réunions afin de trouver des moyens pour sauver son quartier. C’est pour cette raison qu’il nous a laissés y entrer ; normalement, personne ne pouvait. Je lui ai expliqué qui j’étais et que je voulais sauver son quartier en le filmant. C'était aussi mon but : je voulais que les gens du quartier soient contents de ce que nous avions fait. 

Les Fantômes d’Istanbul met en scène deux moments cruciaux qui sont étroitement liés au contexte actuel de la société turque : d’une part, le rassemblement pour Nevin Yildirim, une femme condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité pour avoir tué son mari qui l’a systématiquement violée pendant des années ; et d’autre part, la performance de Korospular, le chœur queer et féministe créé par les activistes LGBTQI+ à Istanbul [leur nom est la combinaison des mots « chœur » et « putes » en turc]. Comment ces moments se sont-ils retrouvés dans le film ?

Je faisais partie d'un groupe d’artistes issu du mouvement féministe qui s'appelle Kirmizi Kart et on a organisé une manifestation afin de demander justice pour Nevin Yildirim à Galatasaray. C’est une amie peintre, Eda Gecikmez, qui a lu le texte, et je suis derrière la banderole. J’ai donc voulu nous mettre en scène comme dans une performance ayant aussi une dimension documentaire. Quand on a fait la manifestation, des femmes sont descendues dans la rue pour nous applaudir. J'ai vu une femme voilée dont la mère, très fière, applaudissait à la fenêtre, lon sentait vraiment la noblesse et la joie qu'elle avait. 

Quant à Korospular, iels étaient tout·es mes ami·es : des artistes, des photographes. En fait, l’idée, c'était de créer un hymne à l’amour. Leur premier concert que j’ai vu était à Berlin. J’étais là-bas pour une résidence artistique. Ils avaient joué à Berlin parce que c'était pendant la première marche des fiertés à Istanbul. Tout était interdit à Istanbul, et on ne pouvait pas aller dans un club pour faire la fête. Donc iels se sont fait inviter à Berlin. Je les ai vu·es et je me suis dit qu’il fallait que je les filme. Une semaine plus tard, on était tout·es rentré·es. On s’est retrouvé·es à « Boysan’in Evi » [la maison de Boysan en français, ce lieu était l’appartement de Boysan Yakar, un activiste LGBTQI+, dont la famille a légué le lieu aux organisations LGBTQI+]. J’étais avec deux assistants, je voulais les filmer juste pour iels. Alors que j’étais en train de les filmer, la police a débarqué, mais iels ont continué à chanter encore plus fort. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de les mettre dans le film. C’était pour célébrer ce moment exceptionnel, mais aussi pour l’archiver, telle une photographie de guerre. 


Propos recueillir par Öyku Sofuoglu