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RENCONTRE AVEC BABETTE MANGOLTE – « Chantal avait un sens du cadre très sophistiqué »

La réalisatrice et photographe Babette Mangolte, directrice de la photographie de plusieurs films de Chantal Akerman, dont elle était amie, nous a accordé une interview de chez elle en Californie. Elle nous a raconté sa collaboration avec la cinéaste belge et le tournage de Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles. 

Comment avez-vous rencontré Chantal Akerman ? Qu’est-ce qui vous a convaincu de participer au film ?

J’avais beaucoup de problèmes pour travailler en tant qu’assistant-opératrice quand j’étais en France. En 1970, j’ai décidé de partir à New York pour trouver d’autres possibilités. Je ne trouvais du travail qu’en montage, il n’y avait pas d’hommes qui voulaient travailler avec moi en tant qu’assistant-opératrice. La personne qui m’a vraiment formée en tant que monteuse, c’est le réalisateur Marcel Hanoun. Il m’a recommandée auprès de Chantal, on s’est rencontrées et on a immédiatement accroché. J’étais très impressionnée par le fait que si jeune elle avait déjà fait un film qui avait été projeté à la Cinémathèque de Belgique. Donc j’étais très impressionnée par elle, mais on s’est comprises car on était deux femmes qui avaient eu des problèmes dans nos rapports avec les hommes, qui nous empêchaient de faire les films qu’on voulait faire. On a décidé de travailler ensemble et de faire des films qui représentaient les perspectives qui s’offraient aux femmes. C’était une époque très importante pour le féminisme.

On a fait deux films quand elle était à New York, elle y est restée jusqu’en mars 1973. J’ai travaillé sur son premier film La chambre, qui était influencé par un film qu’on avait vu ensemble, La région centrale de Michael Snow, un film presque abstrait avec un décor de paysage, sans objet, qui représente une transformation de la nature par l’homme. La caméra était en mouvement perpétuel. On a été très impressionnées par ce film et on a décidé de faire un film. On avait des désirs et des objectifs en commun, celui de faire des films qui représentaient notre point de vue. Après Hôtel Monterey, on est restées en contact, on a travaillé sur des projets qui n’ont pas abouti. Ces échecs nous ont aidé à solidifier notre amitié et nous ont appris à gérer une équipe. 

Comment s’est déroulé le tournage de Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles ?

Chantal avait rencontré Delphine Seyrig en 1973 au festival de théâtre de Nancy. J’avais une admiration énorme pour Muriel d’Alain Resnais, et les films qu’elle avait faits avec Luis Buñel. Delphine sortait du film India Song quand elle a commencé à préparer Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Je trouvais le projet fascinant et j’étais très contente de pouvoir le faire. Je pensais que j’avais suffisamment d’habilité en tant qu’opératrice pour pouvoir le faire, j’avais déjà tourné en couleur et en noir & blanc, je savais ce que c’était que matcher la lumière et préparer le plan de travail, donc je me suis dit “Je vais y arriver”.

Le lieu choisi était un appartement loué pour trois mois, ça n’a pas été tourné en studio. J’étais très contente que ce soit dans un lieu réel parce que ça permettait de comprendre le scénario. D’ailleurs, ce n’était pas vraiment un scénario, le script était une nouvelle, vingt-cinq pages décrivant ce que Jeanne Dielman faisait, décrivant la durée et les gestes. Chantal en parlait dès le début comme étant un film de gestes, de ce que c’est d’être une femme dans sa maison etc. 

L’entrée du 23 quai du Commerce était la vraie entrée d’une tante de Chantal, mais elle n’était pas prostituée ! Elle l’avait observée faisant la cuisine et elle pouvait cuisiner comme elle, elle avait un sens aigu de l’observation. La caméra qu’on a utilisée était une Mitchell 35, elle était très très lourde et devait être sur pied, on mettait beaucoup de temps à la déplacer. Il n’y avait pas suffisamment d’espace pour faire des mouvements d’appareil donc il était évident qu’il fallait un plan fixe qui simplifiait la chose. On a tout fait par axes, un certain axe dans le salon en premier, tous les axes dans l’entrée du début du film, ensuite tous les axes du second soir et du lendemain matin etc. Tout ce qui était dans la cuisine a été fait en même temps, avec deux ou trois axes, il y avait des axes qui ne sont utilisés qu’une seule fois et d’autres utilisés plusieurs fois avec des variations de cadre et de lumière.

Comment avez-vous défini la lumière et le cadrage du film ?

Il fallait que je trouve un système pour que, quand Delphine touchait un interrupteur, toute la lumière que j’avais calculée s’allume ou s’éteigne. J’étais très impliquée dans cette technique et je voulais faire une image réaliste, c’était très important. Quand j’étais à l’école de cinéma, notre parrain de promotion était Pierre Lhomme, je l’avais vu tourner un film de Bresson que j’admirais beaucoup. Chantal contrôlait les cadres, pour moi c’était rassurant, elle avait un sens du cadre qui était très sophistiqué.

Ce qui m’a le plus intéressée, c’est la façon dont Delphine Seyrig habitait un plan dans le même axe, entre la première soirée, la seconde soirée, le second déjeuner… On enchaînait le tournage des déjeuners mais la lumière était différente, car la lumière avait une très grande importance dans le script. 

Quelle était l’ambiance de travail sur le plateau, avec cette équipe composée à 80% de femmes, pour la plupart jeunes ?

Il y avait des gens très compétents, comme Evelyne Paul, la directrice de production, Chantal, qui était plus que compétente, originale et très convaincue de ses décisions stratégiques pour tourner le film. Il y a eu quelques problèmes avec d’autres personnes qui n’étaient pas contentes, qui parlaient de Delphine Seyrig comme d’une “fashion model”, et non comme une actrice, mais elles ne connaissaient rien d’elle, même pas qu’elle était féministe. Il y a eu des dissensions mais ça n’a pas empêché le film de se tourner.

Sur Jeanne Dielman, les costumes ont été décidés en fonction des décors. Ils ont tous été achetés dans des magasins bon marché, que Chantal connaissait puisque ses parents travaillaient dans les vêtements. La seule chose difficile, c’est qu’il n’y avait pas beaucoup d‘argent donc je ne pouvais pas éclairer les rues la nuit. Il y a quelques moments un peu trop sombres dans le film.

Le film a été élu en 2022 meilleur film de tous les temps par la revue de cinéma Sight & Sound. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?

Je n’ai pas été tellement surprise mais j’étais très contente pour Chantal, et très contente pour la Fondation Chantal Akerman. Cela va bénéficier à de jeunes cinéastes belges pour qu’ils fassent leurs premiers ou seconds films, je trouve que c’est fantastique.

Pensez-vous que le film ait été totalement incompris lors de sa première projection en France, à la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes, en 1975 ?

Je n’y étais pas. J’ai bien compris qu’il y avait des gens qui étaient sortis lors de la projection, mais le lendemain Le Monde a mis le nom de Chantal et le titre du film en Une. Ça prouve que le film a eu du sens pour les gens qui sont restés à la projection, ils ont compris que ce film n’était pas rien. J’ai vu le film bien plus tard.

Quelle a été votre réaction quand vous avez vu le film pour la première fois ?

Pour moi c’est un chef-d'œuvre. Je savais que c’était très beau à regarder, que Delphine Seyrig était une grande actrice, et que Chantal Akerman était une grande réalisatrice, mais je n’avais pas eu l’impact que l’on ressent en le voyant en continu. Delphine Seyrig était une actrice extraordinaire parce qu’elle rajoutait des choses que Chantal ne lui avait pas dit, de façon très instinctive, et qui ajoutait une tension. Le film a un vrai sens du suspense. Quand on voit qu’il y a encore du savon sur une assiette et qu’elle doit la relaver, on comprend qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez elle. Pour elle, son appartement n’est pas tellement une prison, mais elle a perdu son équilibre mental et ne sait plus comment résoudre son problème. 

Propos recueillis par Esther Brejon le 20 avril 2023