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RENCONTRE AVEC D. SMITH — “Nous aspirons à être reconnu·es, mais nous ne souhaitons pas être marginalisé·es.”

Copyright D. Smith / Kokomo City

Chassée de l’industrie de la musique lorsqu’elle a fait son coming out en tant que femme trans, l’ex-productrice D. Smith fait son entrée dans le monde cinématographique avec un documentaire d'une vision inouïe qui pulse avec une vitalité débordante. De New York à Atlanta, Smith parcourt avec sa caméra les diverses facettes de la vie des travailleuses du sexe noires et trans. En adoptant un langage audiovisuel ludique qui résiste totalement aux conventions classiques du genre documentaire, au risque parfois de paraître amateur sur le plan formel, sa démarche artistique reflète l’audace avec laquelle ces femmes s’accrochent à la vie. Telles des montagnes russes guidées par la pensée intersectionnelle, Kokomo City ne lâche pas son audience une seule seconde, l'emmenant dans un parcours à couper le souffle, ponctué de hauts et bas émotionnels, allant d’éclats de fou rire à la rage transgenre.


Nous avons tout-es des projets qui nous tiennent à cœur, mais peu d’entre nous passent réellement à l'action. Pouvez-vous nous parler du moment décisif où vous avez décidé de concrétiser votre projet ? Comment avez-vous trouvé l'inspiration pour vous lancer dans la réalisation de Kokomo City

Avant de commencer à travailler sur Kokomo City, j'étais sans-abri à New York et je dormais sur les canapés ou dans les voitures des gens. J’ai voulu raconter mon histoire par l'intermédiaire de ces filles, car elles m'inspiraient beaucoup. Nous ne partagions pas la même expérience, mais il y avait tellement de choses qui nous rapprochaient et je me suis sentie abandonnée, trahie ou ignorée tout comme elles le sont. Mais c’est vrai que le but était bien plus grand que de simplement parler de ce que je vivais à cette époque-là. De plus, il n’y avait pas d’autres films qui ressemblaient à ce que je voulais faire avec ce projet. Je voulais créer quelque chose de frais, de nouveau et de contemporain. Après, les choses se sont vraiment accélérées. De Sundance à la Berlinale, gagner tous ces prix dans le monde entier… c’était non-stop ! Finalement, je suis très reconnaissante que ces jeunes filles et ces jeunes hommes aient pu partager leur histoire.

Daniella, Dominique, Koko et Liyah : vos personnages font preuve d'une spontanéité, d'une franchise et d'une intelligence incroyables. Elles sont véritablement une force de la nature. Pourriez-vous nous parler de la manière dont vous les avez découvertes ? Aviez-vous des critères spécifiques ou des idées préconçues lors de votre recherche de sujets pour le film ? 

Je déteste le mot « courageux », car je ne pense pas que nous devons être courageux tout le temps, nous pouvons simplement être nous-mêmes. Mais en gros, je cherchais des gens qui avaient quelque chose à dire et qui n'étaient pas compromis pour discuter de sujets qui ne seraient pas politiquement motivés. Des gens qui représentent les Noir·es de la manière la plus respectueuse qui soit. Des gens normaux auxquels nous pouvons nous identifier, mais aussi faciles à suivre. En fait, ce n’était vraiment pas compliqué de les trouver. Je leur ai simplement expliqué ce que Kokomo City signifiait pour moi et elles étaient très motivées – d'ailleurs, même les hommes l’étaient, ce qui m’a confirmé que c’était le bon moment et qu’elles étaient prêtes pour faire quelque chose de nouveau et de normal.

La représentation de l'espace intime occupe une place significative dans le film. Lorsqu'elles partagent leurs expériences en tant que travailleuses du sexe, non seulement ces femmes nous dévoilent leurs insécurités et leurs peurs, mais elles rendent également visible leur corps dans un espace qui devrait, en théorie, leur appartenir exclusivement. Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé ces scènes avec elles?

Je voulais être aussi réaliste que possible. Je ne cherchais pas de glam. Donc aucun·e maquilleur·euse, aucun·e styliste n’était présent·e sur le tournage, je ne voulais aucune de ces distractions ou détails qui nous éloignent de la véritable expérience de la transidentité et de la blackness [terme anglais utilisé pour désigner l'expérience et l’identité d’une personne noire]. J’étais chargée de tout et je crois qu'elles en étaient contentes, car elles n’ont finalement éprouvé aucune confusion ni doute. J'étais très confiante dans ce que je voulais faire et tout ce qui relève du côté stylistique était très important pour moi. Les filmer dans la chambre, dans la salle de bain, en marchant ou même dans un club de strip-tease, tous ces détails étaient très intentionnels. Je leur expliquais simplement comment serait la prochaine scène et je demandais si elles étaient d’accord pour la tourner. 

En plus des espaces intimes, vous les présentez dans divers lieux publics faisant partie de la vie quotidienne, que ce soit en faisant du sport, dans un parc ou dans un café. On dirait que vous défiez visuellement le confinement du travail sexuel dans des espaces clos ?

Dans les années 1960, 1970, 1980, et même au-delà, les personnes transgenres ainsi que de nombreuses personnes queer étaient marginalisées. On se cachait le jour et on sortait la nuit. Aujourd’hui, tout a changé. Nous vivons et nous nous épanouissons. Des législations et des lois nous protègent, et de nombreuses personnes luttent pour nous. Tout le monde nous ignorait il y a dix ans à peine, mais aujourd’hui, les législateurs du monde entier parlent de nous. Nous avons accompli d’incroyables progrès et nous continuons à avancer sans relâche. Kokomo City est une sorte de parallèle avec cette réalité où nous avons des ami·es, des frères, des cousins qui nous aiment vraiment. Je pense que c’est compréhensible de pointer du doigt les gens qui ne nous soutiennent pas. Mais il est bien plus important et vital de faire connaître les personnes qui nous soutiennent et qui nous aiment. Nous devrions changer un peu notre fusil d'épaule et mettre en lumière ceux et celles qui sont là pour nous. Donc, montrer des personnes trans dans un cadre normal, cela ne fait que nous humaniser encore plus. C'est tout l'intérêt de Kokomo City : humaniser notre expérience.

En ce qui concerne vos choix stylistiques et formels, Kokomo City se démarque des conventions du documentaire. Les effets sonores, les cadrages, la musique font preuve d'une liberté artistique audacieuse, conférant ainsi au film une expressivité unique. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre langage cinématographique ?

C'est une partie du problème qui nous empêche d'aller de l'avant. En quelque sorte, une barrière de la langue s’érige quand nous devons nous adresser aux autres, car entre nous, en privé, c’est ainsi que nous exprimons. Mais dès que les caméras sont allumées et que nous sommes sur le tapis rouge, nous devenons soudain des reines de beauté, d’une manière ou d’une autre ; un processus de préparation est toujours de rigueur. Cependant, la plupart du temps, nos paroles tombent dans l'oreille d'un sourd, car personne ne souhaite entendre la même chose encore et encore. Je pense qu'il faut surmonter les clivages et faire preuve d'humilité, vouloir communiquer et coexister avec d’autres êtres humains, car nous le sommes également et nous ne pouvons pas vivre sans cette connexion. Pour les personnes transgenres en particulier, il est essentiel de prendre du recul et de comprendre notre position, tout en reconnaissant que certains combats méritent d'être menés, même si certaines choses ne peuvent pas être modifiées du jour au lendemain. Par exemple, je considère que le simple fait que nous échangions aujourd'hui, aussi insignifiant soit son impact, revêt une importance et une puissance bien plus grandes.

Nous partageons toutes les mêmes expériences en tant que femmes transgenres, mais nous avons toutes suivi des chemins différents pour exister. L'expérience de chacune n'est donc ni plus importante, ni meilleure, ni moindre. En réalité, nous exprimons tous la même idée. Nous voulons simplement être aimées. Nous voulons aimer, nous voulons des droits égaux et nous voulons des opportunités comme tout le monde. Mais c'est aussi, en partie, la raison pour laquelle j'ai décidé de filmer les filles séparément. Car je voulais vraiment connaître leurs points de vue et expériences uniques. Toutes ces différentes expériences, leurs couches, leur courage, leurs terminologies et langages corporels se sont parfaitement harmonisés. Les filmer dans leur état le plus naturel est un rêve devenu réalité.

Copyright Potatoe Pictures / Madison Square Films

Le film a circulé dans des festivals internationaux tels que Sundance et la Berlinale, et en France, il a été projeté au Festival Chéries-Chéris. La manière dont ces audiences variées interagissent avec le film est forcément différente. Lorsque vous prépariez le film, comment avez-vous abordé la question du public ? 

Cela peut sembler égoïste, mais pour être honnête avec vous, je voulais créer un documentaire que j'aurais envie de regarder. Donc, chaque plan que j'ai filmé, chaque note de musique, je l'ai fait pour moi-même. Ce que j'entends par là, c'est que j'étais ma propre boussole. Je voulais simplement créer quelque chose d'amusant mais authentique. En fait, je suis contente de ne pas avoir travaillé avec une équipe, car j'aurais probablement été découragée de faire des choses que je faisais seule. C’est un peu comme avoir une pensée brûlante, lever la main lors d'une lecture, vouloir s’exprimer avant que l'énergie ne s'éteigne ou que l'on perde le courage d'agir devant tout le monde. Je voulais simplement compléter Kokomo City sans penser à personne ou me soucier des standards hollywoodiens. 

Si vous n'avez pas eu d'intervention extérieure, comment avez-vous procédé au montage ? Cela devait ressembler à un combat contre vous-même lorsque vous deviez décider de conserver ou de supprimer tel ou tel plan. 

C'était la partie la plus difficile de ce film. Il y avait par exemple de superbes images et de superbes citations de Daniella, des moments incroyables à couper le souffle qui ne correspondaient pas vraiment à ce que j'essayais de faire. J'ai dû apprendre que l'on ne peut pas tout garder. D’ailleurs, vous savez, j’ai monté ce film avec iMovie.

Ce que vous dites est vraiment incroyable et inspirant. 

Je suis folle, je pense que je peux faire n'importe quoi. Et je suis vraiment intrépide quand il s'agit des nouvelles expériences. Je n'ai peur de rien. Quand on en arrive à un point où notre créativité est bloquée, que ce soit à cause d'une dépression ou d'une maladie chronique, quoi que ce soit qui vous retient, quand vous commencez, ça vous sort de cet état d’esprit. J’ignorais tout de la réalisation d'un film, mais je savais que c'était ma vocation parce que j'avais sollicité plusieurs réalisateurs. Ils m'ont tous dit non. Alors, je me suis dit : « Eh bien, je vais le faire moi-même ». Ne vous méprenez pas, mais je trouve que c'est stimulant d'avoir des ressources limitées. Même si mes prochains projets auront des budgets, je pense que c'est bien d'appuyer sur le bouton « reset », de repartir à zéro et de se rappeler pourquoi on a choisi le cinéma, pourquoi on a voulu devenir scénariste ou cinéaste. Il faut se souvenir de ce moment. Et c’est ce que j’avais fait.

C'est un sujet très difficile à aborder, mais le meurtre de, Koko Da Doll, l’une des personnages principiaux du film, a dû être un choc terrible pour vous, d'autant plus qu'elle évoquait cette possibilité dans le film.

Lorsque j’ai construit le style du film, mon but était de ne pas trop se concentrer sur les traumatismes de la communauté transgenre, faire tomber les statistiques et les chiffres de la criminalité et des meurtres. Je ne dis pas que c’est peu important. C'est juste que je ne voulais pas le faire dans ce film. Nous en avons beaucoup entendu parler. Et parfois, nous avons besoin d'une pause en tant que femmes transgenres. Mentalement, c’est très épuisant. Je voulais donc faire quelque chose de plus réjouissant, de plus sexy et de plus provocant. Mais… je n'ai pas pu éviter cette réalité. Il peut y avoir tant de raisons pour lesquelles cela s'est produit. Je sais que ce n'est pas à moi de comprendre pourquoi. Peut-être que cela devait arriver de toute façon. Mais au moins dans ce film, elle est libre, elle a le pouvoir. Ses mots, son énergie, son sourire sont là. Ce sourire. Nous pourrions y retourner quand nous aurons besoin de les entendre, nous pourrons aller la voir. En tant que communauté queer, nous avons accompli beaucoup de choses. Même avec chaque meurtre, chaque perte, nous gagnons du terrain. Nous gagnons des droits. Nous gagnons en respect. Il peut être difficile pour nous de le voir de l'intérieur, mais nous devons le faire savoir. Nous devons revenir en arrière et penser à ce qui se passait il y a seulement quelques années. Koko fait donc partie de ce royaume, de ce palais que nous construisons. Je lui en serai toujours reconnaissante, ainsi qu'à toutes les filles que nous avons perdues.

En tant que cinéaste femme queer, que pensez-vous du cinéma queer actuel ? Avez-vous des aspirations ou des critiques pour l’avenir ?  

Nous voulons être protégé·es. Mais nous ne devons pas non plus être traité·es comme des poupées de porcelaine. Partout où nous allons, les gens hésitent à nous parler, à nous regarder, à nous toucher, à poser des questions, ou à nous apporter leur soutien. En tant que personnes queer, et particulièrement en tant que personnes transgenres, nous devons désapprendre à être sur la défensive et à avoir peur. Nous devons baisser un peu notre garde.

En ce qui concerne l’industrie cinématographique, mes propos pourraient heurter certain·es, mais c'est la vérité. Je pense que nous devons être très vigilant·es à l’égard du soutien que nous recevons en tant que cinéastes queer, ainsi que de la destination de nos films. Certes, nous aspirons à être reconnu·es, mais nous ne souhaitons pas être marginalisé·es. Combien de fois Kokomo City a été classé dans la catégorie LGBT alors qu'il aurait pu rivaliser avec n'importe quel film sorti cette année ? Un film est un film. Peu importe qui l'a réalisé ou de quoi il parle. Le contenu, la qualité, le message de l'œuvre parlent d’eux-mêmes, et les confiner à une catégorie ne fait que les limiter. C’était le principal aspect auquel j'ai prêté attention tout au long de ce processus. De nombreuses personnes queer font des films, mais notre communauté est encore petite et relativement nouvelle en matière d’intégration et de participation. Ce n’est guère différent d’avoir une catégorie distincte pour les personnes noires. Je trouve que c’est assez inquiétant. C’est le même esprit de ségrégation. Dire que « c’est un excellent film pour une femme transgenre, c’est super pour un cinéaste gay », comme si ma créativité ne parlait pas d’elle-même. La façon dont je m'identifie n'a rien à voir avec la valeur de mes talents. Les films queer devraient être traités comme n'importe quel autre film, sans entraves. Certes, les organisations queer sont importantes, mais dans une perspective plus large, nous devons être traité·es comme tout le monde, avec la même opportunité de briller.

Après Kokomo City, quels sont vos projets à venir ? Que peut-on attendre de vous dans le futur ?

J'ai beaucoup de grands projets en tête et j’aimerais beaucoup travailler avec des scénarios. Mais pour l’instant, je travaille sur un autre documentaire, qui est en cours de développement. Il serait assez différent de Kokomo City. Ça ne sera pas un film sur les femmes trans, mais le sujet est tout aussi pertinent et important sur le plan culturel.


Propos recueillis par Öykü SOFUOGLU