RENCONTRE AVEC EMMA BENESTAN – «Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de faire de belles images, mais d’être proche d’une sensation»
Copyright JUNE FILMS
Dans Animale, conte fantastique et écoféministe qui suit une jeune femme dans une manade, la réalisatrice est retournée en Camargue, où elle a passé une bonne partie de sa jeunesse. Sans détour, elle nous a parlé de ses ambitions et raconté la difficile préparation d’un film qui plonge dans les ambivalences d’un territoire.
Animale raconte le parcours de Nejma, une jeune femme qui rêve de participer à des courses camarguaises, avant de glisser vers le fantastique. Vous avez grandi près de la Camargue. Que souhaitiez-vous en montrer dans votre film ?
E. B. C’est un endroit tellement magique que je n’avais pas besoin de tricher pour que ce soit fantastique. Il y a une puissance du réel, du sauvage, de la nature là-bas. C’est l’endroit où le règne du vivant est très présent et a quelque chose de singulier. J’ai eu la chance de travailler avec Ruben Impens, un directeur de la photographie très fort, qui m’a bien dit dès le départ qu’on ne tomberait pas dans la carte postale et qu’il ne filmerait jamais des couchers de soleil avec des flamants roses. Il préférait autant que moi l’âpreté, le sauvage, au romantique. Ce qui nous intéressait, ce n'était pas de faire de belles images, mais d’être proche d’une sensation, et raconter une histoire à travers cette sensation. C’est cela qui nous a guidés.
Aviez-vous des références esthétiques pour Animale ?
The Rider, de Chloé Zhao, pour ce côté western que j’aime énormément. Et puis le film Near Dark, de Kathryn Bigelow, qui marie le western et le fantastique. Notre gros défi était de partir justement du western pour aller vers l’horreur.
C’est intéressant de citer The Rider, qui tourne autour d’une masculinité littéralement blessée, puisque le héros est un cow-boy qui ne peut plus monter à cheval après une chute. Vous avez également collaboré au scénario de Chien de la casse, qui parle d’amitié masculine et de ce que signifie être un homme. Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’appréhension de la masculinité, encore au cœur d’Animale ?
Je pense que tous mes films parlent de monde social et/ou de rapports hommes-femmes. C’est une question qui me travaille, car, à partir du moment où je suis arrivée à une place de pouvoir sur un plateau de cinéma, j’ai beaucoup été renvoyée à une image de femme autoritaire, voire frigide. J’avais beaucoup aimé justement que Chloé Zhao dise à Cannes, après la projection de The Rider [qui a été présenté en 2017 à la Quinzaine des réalisateurs, ndlr], qu’il était temps, après avoir montré la force féminine, d’interroger la fragilité masculine. Pour moi, le féminisme doit passer par là. Sur Fragile, mon premier long-métrage, je voulais faire cela dans un genre dit plutôt féminin, celui de la comédie romantique. Et là, avec Animale, c’était l’inverse, je voulais parler de l’injonction à une certaine féminité. C’est l’envers et le revers d’une même médaille.
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L’héroïne d’Animale, Nejma, évolue dans un monde très masculin : celui des manades, ces élevages taurins camarguais. Pourquoi l’avoir placée dans ce milieu ?
C’est une place à la fois agréable, puisque tout le monde est très sympa avec elle, mais aussi violente pour tout un tas de raisons. Nejma ne veut surtout pas être considérée comme une femme et s’attache à montrer qu’elle aussi peut descendre dans l’arène. Je voulais montrer qu’à force de nier la problématique du genre, on finit par la subir.
Mais Nejma n’est pas seulement une femme, c’est aussi une femme racisée…
C’était très important pour moi. J’ai toujours voulu représenter des personnes issues de l’immigration, comme moi [Emma Benestan est franco-algérienne, ndlr], dans des genres dans lesquels elles sont peu présentes. Dans la comédie romantique française, il y en a très peu. Dans le western, c’est quasi inexistant, à part des personnages de Cheyennes vus comme inférieurs. Ce genre est très néocolon et c’était important pour moi de le twister et de proposer quelqu’un issu de la diversité. J’ai l’impression que la diversité de genre doit aussi être une diversité culturelle pour permettre de changer les représentations. En revanche, je n’en fais pas un sujet. Ce n’est ni au premier plan, ni abordé comme une problématique. La Camargue est raciste, mais je n’ai jamais décidé d’en faire le sujet du film.
Vous avez travaillé avec l’actrice Oulaya Amamra sur trois projets, dont vos deux longs-métrages. Comment définiriez-vous votre duo ?
C’est d’abord une chance d’avoir une telle évidence. Comme lorsque dans la vie, on rencontre quelqu’un qu’on aime très fort ou des amis qu’on va garder. Après, cette relation se construit. On s’est rencontrées sur mon premier court-métrage, qui était aussi une première pour elle. J’avais 25 ans, elle 16. Ensuite, pendant douze ans, elle a fait ses trucs et moi les miens. On s’est véritablement retrouvées sur Fragile.
Quand j’ai écrit Animale, c’est pour elle. Je n’ai jamais pensé à quelqu’un d’autre, tout en lui laissant la possibilité de refuser. Je pense qu’il n’y a rien de pire que l’acquis, c’est important d’être libre. Mais nous avons une relation de confiance, d’amitié et de travail. Elle est venue travailler le rôle pendant trois mois et j’ai l’impression que c’est assez rare dans le cinéma français. Il fallait prendre le temps et il fallait qu’on discute du rôle. Ce que j’aime avec les acteurs, c’est vraiment la cocréation de personnages. Ensuite, sur le tournage, avec elle, j’avais une alliée. Comme on se connaît, on sait aussi quand l’autre n’est pas à l’aise ou doute.
Face à Nejma dans le film, il y a Tony, avec lequel elle a une relation quasi fraternelle et qui n’est pas dans le même moule que les autres jeunes garçons, notamment parce qu’il est homosexuel…
C’est le personnage angulaire du projet. Je voulais avoir un pendant masculin au personnage de Nejma, qui allait l’aimer et l’aider. Pour moi, c’est lui qui porte toute l’émotion et qui permet de ne pas tomber dans la binarité. Dans leur marginalité, parce qu’il y a quelque chose de lourd à porter pour eux à cause du patriarcat, ces deux personnages se donnent de la pommade. Bien sûr, il y avait l’idée de parler de l’homosexualité, d’abord parce qu’en Camargue on t’explique que ça n’existe pas, ensuite parce que j’avais un peu regretté que mes personnages dans Fragile soient trop hétéronormés. Mais pareil, l’homosexualité de Tony n’est pas une problématique. J’avais envie d’explorer sans surdramatiser. On m’a beaucoup reproché de ne pas avoir fait figurer de personnage masculin hétérosexuel sympathique. Mais celui de Léonard [l’employeur de Nejma, qui est aussi en quelque sorte une figure paternelle, ndlr] l’est, simplement ils n’ont pas le même âge.
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Vous avez tourné en Camargue avec beaucoup d’acteurs non professionnels. Avez-vous rencontré des résistances quand vous avez avancé l’idée de ce film ?
Oui. Cela a été très compliqué. J’avais fait deux documentaires en Camargue et j’avais envie d’être juste et de faire un film avec les gens. Mais très vite, je me suis retrouvée avec beaucoup de méfiance de la part du milieu. Même pas tant pour le cœur de l’histoire, mais vraiment parce qu’il s’agissait de montrer une femme dans une arène. Cela les rendait malades, ils trouvaient que j’étais une petite Parisienne qui fantasmait leur culture.
Des gens venaient me voir en casting pour me dire que je ne me rendais pas compte, que c’était dangereux. J’ai beaucoup entendu dire qu'une fille dans une arène, ça n’existe pas. Même le manadier qui joue le rôle de Léonard ne voulait pas faire le film au départ, car il ne le trouvait pas vrai. Et beaucoup de jeunes castés ont abandonné sous la pression. Cette méfiance fait que je n’avais aucune aide et comme c’est un tout petit milieu, où tout le monde se connaît, j’ai pensé que j’allais me planter. J’ai passé cinq mois en casting, la préparation du film était hyper dure. Il y avait beaucoup de racisme aussi.
Qu’est-ce qui a permis d’inverser la tendance ?
Je suis arrivée le premier jour du tournage sans savoir si ça allait bien se passer. Renaud Vinuesa, le manadier qui a géré avec nous toutes les scènes avec les taureaux, et qui était le seul à me soutenir, m’a d’ailleurs dit après qu’en réalité, il n’y croyait pas, il était venu pour l’argent et l’expérience. Mais dès qu’il nous a vus travailler avec Ruben, qu’il a vu les images, il a changé d’avis.
Progressivement, au fur et à mesure des semaines de tournage, les gens nous ont appréciés, nous ont respectés, et tout s’est inversé. Au début, quand on a tourné les premières scènes dans l’arène, les jeunes raseteurs se foutaient de ma gueule. Je suis allée cash leur parler, leur dire qu’on essayait de bien faire, et ils ont fini par voir qu’on essayait d’être tous au bon endroit. Dix jours plus tard, on a de nouveau tourné une scène d’arène et c’était le jour et la nuit. Ils se sont pris au jeu. Je pense qu’on voit cette ambivalence dans le film : c’est un monde que j’aime énormément, qui me fascine, mais d’un autre côté il y a de la violence, de la misogynie, du racisme.
Les réticences ne s’expliquent-elles pas aussi par le fait que ce milieu a la sensation de disparaître ?
Si, les manadiers se sentent très menacés. Et ils le sont : la Camargue sera sous les eaux dans cent ans, les assurances ne les suivent plus, et ils ont de plus en plus d’ennemis tant chez les écologistes que chez les anti-corrida qui font l’amalgame avec les courses camarguaises. Pour moi, il était important de capter ces traditions. J’adore ces particularités locales qui tendent à disparaître parce qu’on est dans un monde surmondialisé. Les endroits deviennent politiques au cinéma.
Propos recueillis par Margaux Baralon