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Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC HALA ELKOUSSY – « L'essence d'un artiste, c'est d'avoir une vision du futur à transmettre »

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Se déroulant dans une petite communauté villageoise isolée, East of Noon suit le trajet du jeune musicien Abdo qui cherche à affirmer son indépendance et sa liberté face aux figures d'autorité oppressantes dans le village. Nourri de traditions folkloriques égyptiennes, East of Noon propose une vision riche et excentrique de la culture orale de la narration. Assurément expérimental et hermétique dans sa démarche formelle et stylistique, le film réussit aussi à instiller un humour original et incisif. À la suite de son avant-première à la Quinzaine des cinéastes, nous avons rencontré la cinéaste et artiste plasticienne Hala Elkoussy.

East of Noon se distingue par la diversité et la richesse des éléments narratifs et stylistiques qu'il met en scène et qui, pour cette raison même, rend difficile le fait de retracer l'origine créative du projet. Pourriez-vous nous expliquer la genèse du projet ?

Après avoir fini mon premier long-métrage, je me demandais ce que je pourrais faire par la suite. Pour moi, être cinéaste était un choix conscient que j'avais fait assez tôt dans ma carrière d'artiste visuel. C'était de ce monde que je suis issue et, dès mon premier film, j'ai apporté dans le monde du cinéma tout mon vocabulaire, ma vision, mes intérêts – tout un bagage artistique. Déjà dans ce film, j'avais expérimenté, avec ces lignes entre la réalité et l'imaginaire, la réalité, le rêve et le cauchemar – toutes ces différentes dimensions de la perception dont les frontières n'étaient pas tout à fait dessinées. Donc, je savais déjà que j'allais travailler de la même manière. Mais en même temps, c'était un moment où je me demandais quel était mon rôle en tant qu'artiste dans un monde qui ne semblait pas avancer dans une direction correspondant à mon ethos. C'est de là qu'est venue cette idée de faire quelque chose qui n'était pas directement lié à l'heure actuelle mais applicable à d'autres moments dans le passé.

Je pourrais dire que l'inspiration initiale venait du fait que l'Égypte a toute une histoire de conteurs qui se déplacent de village en village. Ces gens, pour la plupart analphabètes, sont accompagnés d'un musicien. Les textes qu'ils récitent ne sont pas écrits mais appris par cœur et transmis de génération en génération. Même le public connaît le texte. Le conteur commence et le public s'y engage par la suite. Dans ces histoires, il n'est pas important de savoir quand et où l'histoire se déroule. L'essence réside dans le fait qu'une culture essaie de transmettre ses codes de morale, ses expériences.

La culture orale que vous mettez en scène défie en quelque sorte les conventions narratives du cinéma, qui visent au départ la cohérence et la transparence. Comment avez-vous abordé les contrastes entre ces différentes manières de raconter des histoires ?

Si on analyse le contenu des textes de cette femme, on ne trouve pas qu'ils sont intéressants. J'ai écrit moi-même les textes, mais c'est plutôt le symbole de ce pouvoir de raconter – je ne transmets pas d’histoires connues. Ce sont des histoires peu élaborées, qui restent comme un hommage au style, pas le style lui-même. Contrairement au passé, c'est une femme qui raconte ces histoires, au lieu d'un homme. D'ailleurs, c'est une femme que j'inculpe. Il y a là aussi une réflexion sur moi-même, sur la figure de l'artiste et son rôle dans ce monde. Pour moi, l'essence d'un artiste, c'est d'avoir une vision du futur à transmettre, d'analyser le moment et d'essayer d'y projeter quelque chose de mieux. Par contre, il y a quand même des jeux dramatiques assez traditionnels au sein du film. Tout un fil narratif à suivre vient du monde du cinéma : il y a le protagoniste, l'antagoniste, l'intérêt amoureux…

Lorsque vous dites que vous inculpez l'artiste, faites-vous référence au personnage de Jalala, la conteuse de la communauté, qui entretient également des liens avec le showman Shawky, représentant la figure d'autorité et de corruption ?

Au début, le personnage de Jalala était complètement innocent. Quand j'ai commencé à l’écrire, il incarnait cette figure idéale. C'est peut-être parce qu'en me voyant moi-même dans un système que je ne pouvais pas influencer de manière effective, je me voyais innocente – parce que je n'avais pas de choix. Je me voyais sans péché, car je ne pouvais pas faire autrement. En développant le scénario, j'ai commencé à réaliser qu'il ne m'était pas possible de penser de cette manière. En continuant à faire de l'art, bien que cet art soit subversif, on est toujours complice. En produisant dans le système, on l'accepte inévitablement.

Face à la complicité de Jalala, que représente selon vous Nunna, le deuxième personnage féminin au sein du récit ?

Nunna, pour moi, c'est la résilience, au sens où tout ce qui lui arrive ne la rend pas cynique, sans  espoir ou sans humour. Ce sont des qualités que je trouve très importantes. 

Contrairement à beaucoup de films tournés en noir et blanc, East of Noon se caractérise par ses images peu contrastées, douces et diffuses. Quel est le lien entre cette identité visuelle et le fait que le film soit tourné en 16 mm ?

On a consciemment décidé de tourner en noir et blanc sur pellicule, pas en numérique. Autrement, on n'aurait pas eu cet effet dont vous parlez. Toute la production artistique a été conçue en sachant à l'avance qu'on allait tourner en noir et blanc. Chaque objet et chaque pièce de costume ont été choisis pour obtenir cette multidimensionnalité de la scène où l'on peut observer le mouvement. En 16 mm, on voit les grains de la pellicule qui bougent.

Vous vous définissez comme une artiste visuelle, mais la musique joue un rôle indispensable dans le film. Comment s'est déroulée la conception sonore et musicale du film ?

La première fois que j'ai travaillé avec mon compositeur, c'était en 2010. Il était aveugle de naissance. Il interprétait la musique en écoutant le scénario. J'étais intéressée par les possibilités que sa musique offrait. Je ne sais pas ce que ce compositeur voyait dans sa tête, mais il parvenait à saisir les sentiments de manière très forte. Ce film est le troisième projet sur lequel nous avons travaillé ensemble. Nous le préparions depuis 2018. Grâce à cette collaboration avec lui, mais aussi avec l'ingénieur du son, j'ai pu ajouter une autre couche qui complète justement les divers éléments du film. Je crois que quand on n'a pas un but précis pour l'avenir, c'est là que la créativité fleurit. Dès notre premier rendez-vous, j'ai dit que je cherchais un jeune jouant des instruments qui n'existaient pas dans la réalité.

Nous entendons des expressions poétiques propres à la langue égyptienne tout au long du film, dont la signification échappe parfois à l'audience. S'agissait-il d'un choix délibéré de préserver une certaine dimension élusive ? 

Je fais des films en arabe depuis le début de mon parcours, même en tant qu'artiste visuelle et dans mes courts-métrages. J'ai fait mes études à Londres et à Amsterdam, mais je n'ai jamais cessé de travailler en arabe. Parce que je veux toujours que le spectateur soit conscient qu'un film ne se dévoile pas d'un seul coup et qu'on ne peut pas en ressortir en disant « j'ai tout compris ». Le film se révèle à travers différents niveaux et continue à se révéler à divers spectateurs, selon les régions ou les générations.

Il y a une intervalle de sept ans entre East of Noon et votre premier film, Cactus Flower. Dans quelle mesure cet intervalle rendait-il difficile de monter la production ?

Le projet d'un deuxième long-métrage n'était pas aussi attractif qu'un premier film. De plus, je n'étais plus jeune. Donc, pour moi, il devenait de plus en plus difficile de trouver le financement, de convaincre les gens de s'investir. Car tout le monde était à la recherche de la nouveauté et de la jeunesse.

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu