Sorociné

View Original

RENCONTRE AVEC INDIA DONALDSON ET LILY COLLIAS – « Je voulais mettre en valeur les détails en apparence insignifiants d'un voyage »

Avec sa maîtrise de la mise en scène, sa concision narrative et l'authenticité de ses personnages, la cinéaste américaine India Donaldson s'affirme dès son premier long métrage. Suivant une jeune femme qui part en voyage de camping avec son père et son ami Matt, Donaldson dessine un microcosme familier dans lequel elle explore les non-dits de l'adolescence, les dynamiques de genre ainsi que les rôles sociaux qui en découlent. Révélé d’abord à Sundance puis à Cannes, Good One est en lice dans la compétition longs métrages américains de la 13ème édition du Champs-Élysées Film Festival.

Le personnage de Sam est une jeune femme très puissante et inflexible. Étant donné que tu as également signé le scénario, comment tes propres expériences ont-elles nourri son caractère ?

India Donaldson : J'aime beaucoup le mot « nourrir » que tu as utilisé pour parler de ce processus. Lorsque j'écrivais le scénario et concevais le personnage de Sam, je réfléchissais à moi-même en tant qu'adolescente et à la responsabilité que je ressentais pour répondre aux attentes des autres, être disponible et agir de manière décontractée. Au cours de mes 20 ans, j'aurais aimé me rebeller davantage quand j'étais adolescente et m'habituer à repousser les limites ou à me sentir plus à l'aise face aux conflits. Je considère Sam comme un personnage qui se débrouille avec des conflits superficiels, en se moquant par exemple. Or, lorsqu'il s'agit d'un problème plus profond, on voit que les mots lui manquent. Son père souffre lui aussi de la même condition. Ils ont donc du mal à se comprendre l'un l'autre. À cet égard, il est vrai que les manières dont Sam est conditionnée à se comporter et à s'exprimer dans ce milieu découlent d'une source intime et personnelle.

Et toi, Lily, as-tu trouvé des résonances ou des points communs avec le personnage pendant ta préparation pour ce rôle ?

Lilly Collias : C'est le personnage de Sam qui m'a appris à prendre du recul, à penser à moi-même et à ne pas être impulsive. Sam est très prudente et précise dans chaque chose qu'elle veut faire, même quand ce n'est pas de son ressort. Je n'étais pas comme elle et je ne le suis toujours pas. Je dis sans détour ce que je pense et réfléchis aux conséquences après. Sam m'a montré une autre manière d'être et je lui en suis reconnaissante.

La qualité la plus remarquable de Sam est qu'elle est très observatrice de tout ce qui est dit et elle agit en conséquence. Il est néanmoins difficile d'exprimer son attitude à travers le langage cinématographique sans recourir aux dialogues. Comment avez-vous réussi à rendre visibles et équilibrées ces fluctuations de comportement chez elle ?

L. C. : Comme tu viens de le préciser, il y a un équilibre. Les deux hommes dans le film parlent beaucoup entre eux, mais ils ne communiquent pas vraiment. Quand je pense à leurs dialogues, je vois aussi comment Sam reste silencieuse par rapport à eux, comment elle crée un monde dans sa tête avec et autour de ces deux hommes. Le silence est très important, parce qu'il reflète le monde de Sam.

I. D. : La performance de Lily nous montre ce que c'est que d'écouter activement et observer la dynamique autour. Non seulement le tournage, mais aussi le processus d'écriture et de montage : tout était au service de la perspective de Sam. Donc souvent, une grande partie du dialogue, c'est-à-dire les conversations qui ont lieu dans le film, se passe hors caméra et est presque comme une texture du design sonore. La caméra, elle aussi, reste aussi longtemps que possible sur Lily. À travers son jeu, vous pouvez voir à quel point elle peut absorber ce qui se passe autour d'elle à différents niveaux et être très présente dans le moment. Mais je crois que c'est l'une des qualités des jeunes femmes comme Sam : elle peut faire plusieurs choses en même temps. Elle peut à la fois écouter ces hommes, envoyer un message à son amie et filtrer l'eau. Je trouve cela incroyable – cette capacité de multitasking qui lui permet d'être constamment à l'écoute des besoins des autres et de les anticiper. 

Good One a une expressivité émotionnelle qui rappelle Aftersun de Charlotte Wells, où les émotions ne sont pas exprimées par des mots mais émanent des gestes et des actions des personnages. La scène où Sam prend un oreiller pour elle-même puis décide de le laisser à son père en est un exemple. Comment avez-vous conçu ces moments remplis de petits détails qui nous donnent des clés pour comprendre la psyché de Sam ?

I. D. : Je voulais vraiment mettre en valeur tous ces détails, en apparence insignifiants, d'un voyage au niveau du récit. Par exemple, dans la scène où elle change l'oreiller, ce moment est très significatif. Ses actions prouvent qu'elle prend en charge les besoins de son père et de son ami. J'espérais aussi que l'accumulation de petits moments comme celui-là et le fait de les voir en détail permettraient, au fur et à mesure que le film progresse, d'arriver à l'acte final, après lequel on les percevrait sous un autre angle. Il y a donc un sens ajouté à tous les efforts physiques et émotionnels qu'elle déploie au cours du voyage.

Une grande partie de ces émotions non dites nous parviennent à travers le regard de Sam. Alors que la performance des deux autres acteurs repose beaucoup sur le dialogue, quelle était ton approche pour réussir ce jeu avec les yeux ?

L. C. : Au fond, il s'agit d'être présent dans le moment et dans l'espace. Parce qu'elle va à un endroit qui lui est étranger. Bon, je suis sûr qu'ils ont campé de nombreuses fois, mais on ne sait pas si Matt les a rejoints ; le film ne le précise pas — peu importe, il y a toujours une part de curiosité. Je le sais depuis mes propres road trips, pendant lesquels je regardais sans cesse à travers la fenêtre, observant les mouvements des autres. Et je sais que Sam est aussi un peu comme moi. Donc, l'important était de me demander jusqu’à quel point elle était présente dans le moment ou songeait à ses fantasmes. Car, bien qu'elle soit très ancrée dans le présent et attentive aux besoins des autres, nous avons des scènes où nous sentons qu'elle veut être très loin de l'endroit où elle est au même moment.

Est-il possible de rattacher Chris et Matt à des figures masculines de ta famille ou de ton entourage ? La façon dont tu les décris suggère que tu es assez familière avec ce type d'hommes.

I. D. : J'ai grandi avec des parents divorcés, et quand vos parents ne sont plus ensemble, vous passez du temps soit avec l'un, soit avec l'autre. Inévitablement, quand j'étais avec mon père, il y avait ses amis. Il s'agit d'une dynamique très spécifique entre les hommes lorsqu'il n'y a pas de femmes autour. Je crois que durant mon adolescence, j'ai passé beaucoup de temps à observer les hommes et j'étais fascinée par leur amitié. Bien que je porte une réflexion sur moi-même en tant qu'observatrice discrète, c'est un film sur les hommes à bien des égards. Certes, j'ai beaucoup d'affection pour ces deux personnages. Ils se comportent tous deux de manière complexe et imparfaite. Mais il a toujours été très important pour moi de faire ressortir ces personnages, et je crois que j'ai réussi à capter l'humour et la chaleur dans leur dynamique. Donc, j'aimerais que le public les aborde aussi avec un sentiment d'empathie, à la lumière de toutes les expériences qu'ils ont vécues en tant qu'êtres humains complexes et à multiples facettes. 

Sans révéler l'intrigue du film, jusqu'à un moment crucial, Chris et Sam ne reconnaissent pas la féminité et la sexualité de Sam, qu'elle vit au contraire au quotidien, et tu ne te retiens pas de le souligner à travers des scènes où nous la voyons plusieurs fois changer son tampon.

I. D. : Je voulais montrer tout ce qu'elle voit, mais aussi ce que son père et Matt ignorent. Ils n'ont aucune idée de ce qui se passe en elle intérieurement. Il y a un plan dans le film, tourné avec une lentille à dioptrie divisée. Donc, quand Sam change son tampon au premier plan, les hommes sont à l'arrière-plan mais restent très nets. Pour moi, ce plan montre qu'elle n'a absolument aucune intimité. Mais, en même temps, ils n'ont aucune conscience de ce qu'elle vit réellement ; ils sont totalement inconscients en arrière-plan. Elle ne peut pas leur échapper, mais elle ne peut pas vraiment être avec eux non plus parce qu'ils refusent de reconnaître sa présence de manière significative.

Néanmoins, tu veilles à ce que la présence féminine hors champ soit bien ressentie par l'audience. Notamment après sa confrontation avec son père, la scène où Sam écoute le message audio de sa compagne est très touchante.

I. D. : Merci beaucoup pour cette observation ! Mon intention était de donner à toutes ces figures féminines qui ne sont pas physiquement présentes une signification à l'intérieur du récit. D'ailleurs, en regardant à nouveau le film, entendre la voix de son amie m'a vraiment frappée, car à part la serveuse dans le restaurant, c'est la première fois que nous entendons une voix féminine autre que celle de Sam.

Pouvons-nous également dire que la nature, tout comme le personnage de Sam, reste insaisissable pour Chris et Matt ?

I. D. : Ces hommes traitent le monde naturel comme s'il était là pour les servir. Ils se frayent un chemin à travers les forêts, cherchent à atteindre le sommet d'une montagne uniquement pour donner un sens à leur vie. Lors du montage, nous avons inclus de nombreuses images de la nature qui, à mes yeux, ne servent pas seulement à rythmer le film, mais aussi à illustrer l'indifférence presque totale de la nature envers ceux qui la traversent. Par exemple, il y a une scène où Sam contemple seule un paysage, et pour moi, ce moment de confrontation avec l'immensité de la nature met en lumière la modestie de son expérience.

Propos recueillis par Öykü Sofuoglu