Cannes 2023 : RENCONTRE AVEC IRIS KALTENBÄCK - “À la naissance de chaque être humain, il y a deux femmes qui travaillent ensemble à cette mise au monde”
Dans un contexte de festival, certains films semblent être de petites révolutions lorsqu’ils arrivent à briller dans l’ombre des géants. Présenté cette année à la Semaine de la Critique, qui met en avant des premiers et deuxièmes films présentant une certaine exigence en matière de réalisation ou de mise en scène, Le Ravissement est le premier film de la réalisatrice française Iris Kaltenbäck. Il met en scène Hafsia Herzi dans le rôle d’une sage-femme socialement isolée, qui va suivre la grossesse de sa meilleure amie et s’enfoncer peu à peu dans un mensonge inextricable. Véritable labyrinthe de la solitude, Le Ravissement détonne par sa mise en scène maîtrisée et sa tension présente de bout en bout. Rencontre avec la réalisatrice Iris Kaltenbäck, pour parler de vertige du vide, de maternité, et du cinéma taïwanais des années 2000.
Peux-tu nous raconter ton parcours et l’origine de ce projet ?
Avant de faire du cinéma, j’ai fait du droit et de la philosophie. Je m’intéressais beaucoup au droit pénal, et j’ai travaillé avec une avocate pénaliste. En parallèle, j’étais très cinéphile depuis l’adolescence, à un moment où, comme beaucoup d’adolescentes, je traversais une crise et où le cinéma m’a beaucoup aidée. Très vite, je me suis rendu compte que même si j’adorais les questionnements philosophiques que posait le droit pénal, je n’avais pas envie d’aborder les choses par ce prisme mais par celui du cinéma. J’ai donc présenté la Fémis en scénario, parce que je ne savais pas comment accéder au monde du cinéma, et c’était ma porte d’entrée. J’ai d’abord développé un long métrage avant celui-ci, avec une autre société de production, un projet qu’on adorait mais dont on n’arrivait pas à boucler le financement. C’est à ce moment-là que j'ai entamé comme projet Le Ravissement, avec l’injonction de tourner très vite et avec de tout petits moyens. Après cela, le film s’est fait assez vite.
Il y a plusieurs scènes d’accouchement dans le film, qui relèvent beaucoup du documentaire. Elles sont très fortes visuellement, et en même temps très mises en scène, que ce soit avec de la tendresse ou de la tension. Comment as-tu préparé ces scènes ?
Il y a eu deux procédés de mise en scène, parce que je distingue l’accouchement de Salomé et les autres, où on voit une sage-femme au travail. J’avais très envie de mettre en scène ce fait que, à la naissance de chaque être humain, il y a deux femmes qui travaillent ensemble à cette mise au monde, et je me disais que je n’avais jamais vraiment vu ça au cinéma. Évidemment, il y a la mère qui enfante – et je voulais filmer à la fois l’épreuve physique, la douleur, les cris ou les silences, la peur… Je voulais aussi absolument filmer le visage des mères et le regard qu’elles posent sur leur enfant, sans venir avec des idées préconçues sur ce que devait être le corps ou le regard de ces femmes. Très vite donc, j’ai eu envie de filmer de vrais accouchements, et je voulais aussi montrer le lien très fort qui se fait à ce moment-là entre la mère et la sage-femme, qu’elle ne connaît pas forcément.
À propos du métier de sage-femme, c’est un métier qui est au cœur des débats, et je suis beaucoup allée en maternité rencontrer et suivre des sages-femmes. Je voulais surtout filmer leur travail et leurs gestes, et je crois que si on voit une sage-femme au travail, on comprendra tout le cœur du débat. Pour travailler, j’ai demandé à une équipe très restreinte, uniquement ma cheffe opératrice Marine Atlan, ma scripte Iris Chassaigne et mon ingénieure du son Valentine pour la partie documentaire ; on est allées en maternité et on a eu l’autorisation de filmer de vrais accouchements. Et comme en même temps je n’avais pas envie de séparer le documentaire de la fiction, j’ai demandé à Hafsia Herzi de venir avec nous. On a suivi les gardes de sages-femmes, et Hafsia les secondait toujours : il y a beaucoup de médical, mais aussi beaucoup de soins et de gestes qu’on peut apprendre. Quand la mère était d’accord, Hafsia faisait les gestes directement avec la mère. Après, il y a eu la question, assez périlleuse, de l’accouchement joué par Nina Meurisse qu’il allait falloir totalement refaire en fiction. Il ne fallait pas non plus qu’il se distingue trop de ce qui avait été fait en maternité. On a donc suivi tout ce même processus de filmage documentaire, en utilisant la même caméra, le même peu de moyens, mais on a dû refaire complètement le décor, comme on ne pouvait pas tourner la scène dans la salle d’hôpital.
Tes deux personnages principaux incarnés par Hafsia Herzi et Alexis Manenti incarnent la solitude, et ont eux-mêmes des métiers invisibles : une sage-femme en hôpital public qui enchaîne les gardes, et un chauffeur de bus ; là où on imagine que le couple de Nina Meurisse et Younès Boucif est plutôt d’une classe aisée. Est-ce que tu as voulu exprimer une forme de souffrance dans la précarité de ces métiers ?
C’était effectivement présent dans le choix de ces métiers. Je ne voulais surtout pas faire de discours : je voulais que ces personnages existent, mais sans jamais que ce soit appuyé par une sorte de discours de cinéma social. Mon ambition pour ce film était d’être très romanesque et de faire de gens ordinaires des héros ordinaires. C’est réellement un film sur la solitude, je me suis même inspirée d’autres films qui racontaient cela, et c’est ce qui relie les trois personnages : Lydia et Milos, parce qu’ils ont des métiers étonnants, où ils sont absolument essentiels pour la société, et en même temps ces métiers les placent en marge de la société du fait de leurs horaires, de leur salaire, des conditions de travail. Lydia est amenée à faire des gardes de nuit et dormir le jour, elle travaille énormément ; c’est un travail qui isole facilement. Pour le métier de conducteur de bus, c’est un peu la même chose. Milos travaille beaucoup la nuit, il vit en décalage. Ce sont aussi des personnages qui sont beaucoup ramenés à la ville, à une idée de l’errance.
Le personnage de Salomé est beaucoup plus intégré socialement ; pour moi, le point de départ de son personnage, c’est qu’on dirait que sa vie est sur des rails, qu’elle va suivre un parcours assez rodé. Mais c’est aussi quelqu’un qui est confronté à l’immense solitude du post-partum, et qui se prend une grande claque au moment où elle donne naissance à cet enfant ; parce qu’il y a au départ toute la projection de ce que cela allait être, et elle se retrouve dans la réalité d’interrompre son travail et de se retrouver seule avec un bébé qui est d’abord étranger à elle. C’est le vertige du vide, de la solitude, et d’être à ce moment-là très peu entourée. Il y a clairement une différence sociale entre Lydia et Milos d’un côté, et de l’autre Salomé et Jonathan, mais je pense que Salomé est aussi face à une expérience de la solitude dans son milieu.
Tu parlais d’inspirations cinématographiques pour travailler la notion de solitude, peux-tu nous citer quelques influences ?
Pendant la préparation et le tournage, on parlait beaucoup avec la cheffe opératrice du cinéma américain des années 1970 : Taxi Driver, Panique à Needle Park… Ce sont des films qui ont pour objet le héros ordinaire. Ce que j’adore, c’est que ces films s’autorisent à être très romanesques, mais essaient toujours d’insuffler beaucoup de réel dans la fiction, de bien raconter le métier de chauffeur de taxi, le milieu de junkies, de bien filmer la ville telle que les réalisateurs la connaissent… Une autre inspiration vient plutôt du cinéma chinois et taïwanais des années 2000 : je pense à Yi Yi d’Edward Yang ou Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien, des films sur une solitude ancrée et sur des personnages qui sont seuls parmi les autres. Dans tous ces films, la ville est très présente, et il y a toujours l’idée du bruit, des gens autour, et de comment on met en scène cette solitude entourée.
Tu parles de santé mentale dans ce film, notamment dans le final qui questionne le diagnostic psychiatrique et psychologique du personnage de Lydia. Est-ce que toi, tu as ton propre diagnostic ?
Je n’ai pas du tout de réponse, et tout l’objet du film était de m’interroger sur ce personnage qui me passionnait sans jamais vraiment avoir de réponse. Mais c’était très important pour moi de mentionner cela, parce que dans mon expérience en tribunaux pénaux, j'ai assisté à des procès. J’avais notamment assisté au grand procès d’une femme, et j’avais été très marquée par cette bataille entre les psychiatres et les psychologues qui cherchaient à poser un diagnostic. Dans le droit, il y a cette référence constante à « comment agirait un homme raisonnable ». Dans mon souvenir, ce n’étaient quasiment que des hommes, et je me souviens d’être assise dans le tribunal et de me dire qu’on n’entendait plus cette femme, elle était couverte par ces expertises. Je me suis dit que le cinéma était là pour rendre peut-être une voix à cette femme ou replacer l’interrogation au bon endroit. Je ne dis pas du tout que les psychiatres et psychologues ne sont pas importants, je crois beaucoup à la psychanalyse et à l’inconscient. Mais c’était très important de raconter qu’il y avait eu ce débat, que la question restait ouverte, et que Milos avait fait l’effort de se replacer dans son point de vue pour essayer de raconter son histoire de ce point de vue, avec tous ses questionnements, notamment celui de son propre rôle et de sa complicité dans cette histoire.
D’ailleurs, toute la mise en scène est faite de manière à ce qu’on soit dans l’empathie envers elle, à représenter son ressenti psychologique, sans jamais remettre en question l’aspect criminel de son acte…
Le but était de ne jamais juger aucun personnage et d’être toujours au plus proche. Je me demandais comment, si j’étais à sa place, je pourrais glisser aussi ; comment humaniser un acte qui pourrait paraître simplement dans un journal, comment le ramener non pas dans une normalité, mais de montrer comment, dans notre banalité, on peut glisser et s’enfermer petit à petit, comment on peut tous s’identifier à cette situation, à notre échelle. On a tous eu des petits mensonges à un moment en se demandant comment en sortir ; là, c’est ramené à une dimension bien plus grande, mais ça fait appel à ce mécanisme-là.
Il y a quelque chose de très fort sur l’origine du sentiment filial, maternel ou paternel, évidemment avec Lydia mais aussi avec Milos, qui redonne un sens à sa vie à l’annonce de cette paternité qui sort du cadre purement biologique…
J’avais envie d’interroger la conception de la parentalité qu’on peut avoir, et dans notre conception de la maternité interroger l’image : j’ai l’impression qu’aujourd’hui encore il y a toujours un moment où les femmes sont confrontées au sujet de la maternité et à toute l’imagerie qui vient avec, notamment ce qu’on devrait ou ne devrait pas ressentir. La maternité a été façonnée par toute une mythologie, quelle que soit la religion ou la croyance, mais l’histoire de la Vierge Marie, le mythe de Salomon ont vraiment façonné notre vision de la maternité. Je voulais m’amuser avec ces clichés. À l’inverse, pour Milos, j’avais envie de raconter l’histoire d’un homme qui n’a a priori aucun désir de paternité, une sorte de loup solitaire presque un peu cliché. Lorsqu’il y a cette rencontre avec ce bébé, un attachement va se créer hors du biologique, de l’ordre de la pure croyance, une volonté de croire qu’il est le père de cet enfant. De la même façon, je voulais interroger ce lien de paternité qui se crée chez une personne pour qui on ne l’attend pas forcément.
PROPOS RECUEILLIS PAR MARIANA AGIER