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RENCONTRE AVEC JESSICA HAUSNER - “La religion traditionnelle est remplacée par de nouvelles croyances”

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La réalisatrice autrichienne fait son retour sur grand écran avec Club Zero, un film glacial et sibyllin où la charismatique Miss Novak (Mia Wasikowska) pousse ses étudiant.es dans l’anorexie mentale. Mais pour Jessica Hausner, il ne s’agit ni d’un récit d’apprentissage, ni d’un réquisitoire contre les troubles du comportement alimentaire (TCA) : c’est une question de foi. 

Sorociné : Jessica Hausner, les apparences peuvent être trompeuses. Dans Club Zero, vous abordez des sujets qu’on ne soupçonnait pas à la lecture du synopsis. Comment est-ce que tout a commencé ?

Par le conte du Joueur de flûte de Hamelin. Il y avait l’idée d’un jeu de séduction et d’une relation d’emprise. Très tôt, j’ai su que ce serait avec un professeur et ses élèves. Comme le joueur de flûte ravit les enfants des villageois de Hamelin à la suite d’une trahison, Miss Novak retire à leurs parents des enfants vulnérables. C’est sur le triptyque parents-enfants-professeurs qu’est bâtie la société, je voulais donc englober ces trois groupes dans mon film. Je me demandais comment le système s’organise, comment les parents endossent des responsabilités, écoutent ou ignorent ce que la nouvelle génération a à dire.

C’est ça dont le film parle vraiment pour vous ?

Club Zero parle de foi. Je ne pense pas que ce soit vraiment sur les troubles alimentaires. Certes, Elsa, l’un des personnages, est boulimique, rendant le terrain propice à l’arrivée de Miss Novak dans sa vie. Mais ce n’est que la situation initiale. Je préfère observer comment fonctionne un groupe, et l’adhésion à une idéologie radicale. 

Le cours de Miss Novak démarre comme une initiation à la technique de « l’alimentation en pleine conscience », une pratique très à la mode dans les milieux new age d’aujourd’hui. Est-ce une critique sous-jacente de ce phénomène ?

Je parle de nutrition, mais cela aurait pu être sur la médiation, le sport, la chirurgie plastique ou même le bonheur, qui est devenu quelque chose que l’on vend dans Little Joe (2019). Mais je suis d’accord, la religion traditionnelle est progressivement remplacée par de nouvelles croyances, et cela vient combler un besoin existentiel, car c’est comme ça qu’on donne un sens à sa vie. Nous plaquons nos croyances et nos principes sur ce qui est intangible. Ça me passionne.  

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C’est aussi le sujet de Lourdes, que vous avez réalisé en 2009. La foi dans sa dimension collective revient dans votre filmographie.

Dans tous mes films, je montre un système, comment la société marche et quelles sont les règles auxquelles on obéit. La notion de distanciation brechtienne me parle beaucoup, en ce qu’elle invite à déconstruire l’illusion du réel dans l’art et l’identification à des personnages. Je n’ai pas envie de dépeindre une destinée individuelle, et c’est pour cela que mes personnages ont très peu de spécificités et de backstory.

Ces personnages ont un phrasé qui rappelle celui des films de Yorgos Lanthimos : plat, froid, aux confins de l’absurde. Comment avez-vous obtenu ce résultat ?

J’essaie toujours de diriger mes acteurs en leur donnant conscience de tous les aspects de la scène qu’ils vont jouer. Je pose la question : qui détient le pouvoir dans cette scène ? Parce que ça joue un rôle déterminant dans nos comportements. Si je me sens égale à quelqu’un, je vais forcément avoir un comportement différent qu’avec… Thierry Frémaux par exemple (rires). Il y a une forme de respect, de hiérarchie qui va altérer ma personnalité, ma voix… C’est une attitude très humaine, cette déférence pour le pouvoir dont on dépend.

Et en même temps, c’est aussi cette rigidité du jeu qui induit l’humour noir que vous affectionnez.

La rigidité du jeu fait réaliser au spectateur que la situation est ridicule, qu’il y a un écart entre ce qui se passe d’un point de vue factuel et ce qui est perçu par le personnage, qui se croit unique ou dans la tragédie. C’est cet écart qui trahit la vulnérabilité de quelqu’un. Tout est une question de perspectives, mais pour prendre la mesure de toute l’absurdité d’une situation, il faut savoir ce que le personnage cache.

 Avez-vous un exemple ?

Mon film Amour fou (2014) parle d’Heinrich, un poète romantique idolâtré en Allemagne. Tous les acteurs qui venaient auditionner l’interprétaient comme un génie éloquent. Et je leur disais : « Non, ce que je cherche, c’est la faiblesse, le ridicule du personnage. » Je veux sentir l’exagération qui vient avec la haute estime de soi. Montrer qu’Heinrich n’est pas qu’un artiste, mais quelqu’un de foncièrement complaisant envers lui-même.

Comment avez-vous induit cette contradiction dans le personnage de Miss Novak ?

J’ai développé le personnage avec Mia Wasikowska. En phase d’écriture, je me concentre surtout sur le déroulé de l’intrigue et la dynamique entre les personnages, puis ils prennent vie grâce à ma rencontre avec leurs interprètes. Ensemble, nous essayons de trouver, non pas une psychologie individuelle, mais l’archétype auquel cette personne va coller. Mia et moi étions d’accord sur le fait que Miss Novak est une sainte, et que c’est là sa première faille : elle a besoin de croire en quelque chose, elle souscrit totalement à ce qu’elle prône et ça l’aveugle.

Son genre a-t-il un impact dans l’histoire ?

Mes personnages principaux sont toujours des femmes, mais j’ai mis du temps à en prendre conscience ; au début, c’était toujours un choix spontané. C’est de mieux en mieux accepté autour de moi, j’ai l’impression. Heureusement, nous sommes plus sensibilisé·es à la question du féminisme aujourd’hui, mais quand je suis devenue cinéaste, c’était encore l’omerta et quasiment un gros mot.

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L’identité visuelle du film est extrêmement marquée, notamment au niveau de sa colorimétrie. Pourquoi ?

Je voulais créer une artificialité, toujours dans cette idée de distanciation brechtienne. Les costumes extravagants viennent contredire la tragédie d’un personnage… Une femme qui sanglote à chaudes larmes alors qu’elle est affublée d’énormes boucles d’oreilles roses, c’est contradictoire, et si le public compatit, ça va peut-être aussi lui arracher un sourire. C’est mon humour. Identifier la faiblesse du personnage et se voir un peu en lui, et non pas rire de lui. J’ai aussi été inspirée par la photographe Cindy Sherman.

Vous parliez de costumes. C’est votre sœur Tanja Hausner qui est costumière dans tous vos films.

C’est génial de collaborer avec elle. On a les mêmes références et le même humour. J’adore quand je lui décris un personnage prétentieux et qu’elle dégaine le tee-shirt le plus ridicule qui soit pour l’habiller (rires). Quand on était plus jeunes, on avait nos différences, qui pouvaient mener à des débats houleux. Mais en grandissant, nous avons mesuré la force du lien qui nous lie. Ça génère beaucoup de puissance, de travailler avec quelqu’un qu’on connaît si bien.

Et de sororité, littéralement. Vous avez rencontré beaucoup de sexisme dans votre carrière ?

À partir du moment où nous vivons dans une société patriarcale, le sexisme est partout. J’ai souvent été la seule femme dans la pièce. Les hommes détiennent le pouvoir, ce sont souvent eux qui produisent et financent les films. Ça change petit à petit, mais nous ne sommes pas encore au point de l’égalité formelle.  

 Qu’est-ce que c’est, pour vous, être féministe ?

Tout partager à parts égales : le temps, la garde d’enfants, le budget. Je trouve ça très intéressant que les gens parlent de réduction du temps de travail aujourd’hui. En Autriche, les femmes travaillent surtout à temps partiel. Les hommes travaillent plus, gagnent plus et c’est comme cela qu’ils détiennent le pouvoir. On ne peut pas comprendre la notion de patriarcat sans comprendre le fonctionnement du système économique.

Quelles cinéastes vous ont marqué à cet égard ?

La surréaliste américaine Maya Deren, que j’ai découverte à la fac avec Meshes of the Afternoon (1943). Ce film m’a ouvert les yeux, j’ai beaucoup appris sur le montage, le son et l’effet de répétition grâce à lui. Il y a aussi la réalisatrice argentine Lucrecia Martel. La Femme sans tête (2008) a été un vrai coup de cœur. À Cannes cette année, j’ai vu et aimé La Chimère d’Alice Rohrwacher, dont je suis fan en général. Et puis en 2021, Titane bien sûr.

 
Propos recueillis par Léon Cattan