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RENCONTRE AVEC JOANNA ARNOW – « Les conversations qu’on a sur nos désirs font partie de la notion de consentement »

Copyright Stephanie Diani

À la Quinzaine des Cinéastes, la réalisatrice, scénariste et actrice américaine Joanna Arnow a présenté son premier long-métrage, The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed. Dans la lignée de ses premiers courts-métrages, où elle met en scène sa propre vulnérabilité dans ses relations avec son entourage (on peut citer, entre autres, les évocateurs I Hate Myself :) et Bad at Dancing), elle présente ici un style d’humour concis et de comédie décalée qui la caractérise. Avec un titre déjà déstabilisant, The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed met en scène la réalisatrice dans la peau d’Ann, une jeune femme au quotidien banal et quelque peu solitaire, qui navigue entre les relations sexuelles ou amoureuses avec un goût assumé pour le BDSM. Conçu comme une succession de sketches à l’humour placide, The Feeling… surprend par sa peinture monochrome de la solitude moderne et de la quête de sens dans les grandes villes. Rencontre avec la réalisatrice.

Pouvez-vous nous raconter l’origine de ce projet ?

J’ai toujours été intéressée par un humour concis, figé, et j’avais envie de développer cela en intégrant le plus de sketchs possible dans mon film. Je voulais vraiment explorer le quotidien, donc j’ai écrit le plus de saynètes possible, d’après mon propre quotidien et ma vie courante. Ça m’a beaucoup amusée, c’était pour moi une manière de célébrer la comédie et l’art dans notre vie quotidienne. J’aime explorer avec l’humour des thématiques assez sombres comme la solitude, ou notre difficulté à naviguer entre les relations, ou notre questionnement de notre sexualité, et j’essaie de faire en sorte qu’on puisse s’identifier à ce que je dis.

Pourquoi explorer spécifiquement cette thématique de la sexualité BDSM ? Vous aviez ce thème en tête dès le début, ou ça vous est venu en explorant les possibilités humoristiques du film ?

Il y a beaucoup d’idées reçues sur le BDSM, et je voulais représenter Ann comme quelqu’un d’actif dans sa conception de sa sexualité. Dans ma vision des choses, les personnes qui pratiquent le BDSM doivent être triplement communicatifs et respectueux, et c’est ce que je voulais montrer. Je pense aussi que le BDSM est un sujet intéressant et complexe, et je voulais représenter la sexualité au niveau des comportements, la façon dont les corps bougent, la vulnérabilité de vouloir essayer quelque chose de nouveau ; avec un ton à la fois comique et complexe, et d’une manière non sensationnelle.

Est-ce que vous vouliez avoir un discours en particulier sur la construction du désir féminin ? Ann ne questionne pas son désir de BDSM, au contraire des gens qui l’entourent.

Pour moi, ces conversations qu’on a sur nos désirs font partie de la notion de consentement et de comment on anticipe nos rapports. Les femmes sont souvent représentées d’une manière assez étroite, et tous les groupes devraient pouvoir être montrés d’une manière complexe, dans toutes leurs manières d’exister. Je ne crois pas exprimer quelque chose sur le désir féminin en particulier, mais j’espère que cette représentation contribue à une image complète et résonne avec les ressentis des spectateurs.

J’ai aussi l’impression que son désir d’être contrôlée dans sa sexualité résonne avec sa vie professionnelle où elle souffre d’être trop contrôlée…

J’avais envie d’inclure la vie familiale et la vie professionnelle à ce personnage, pour montrer un portrait complet et l’entièreté de son expérience. Je pense qu’elle est quotidiennement en contact avec des questions de communication, les dynamiques de pouvoir et la multiplicité des relations. Il y a clairement des parallèles et des contrastes entre ces différents niveaux, parce qu’on est tout le temps des personnes différentes en fonction de qui se tient en face de nous. J’espérais créer un arc narratif qui grandisse dans différentes directions.

Copyright Barton Cortright

Ce film parle beaucoup de la solitude moderne des grandes villes. Ann vit à New York, est en quête de relations et d’attention… Et le film lui-même est structuré par chapitres, en fonction de ses différentes relations avec des hommes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je voulais faire cette succession de saynètes, et montrer que le temps passait plus ou moins lentement selon l’action représentée. Les titres de chapitre étaient aussi l’occasion de donner aux spectateurs l’occasion de respirer, faire une pause, et ressentir la cassure entre ces différentes temporalités. Parfois, dans notre vie, tout semble très plat pendant un moment, puis quelque chose se passe et change notre manière de percevoir notre quotidien. Comme c’est un film sur les relations, ce chapitrage en fonction des noms des hommes avec qui elle se lie me semblait significatif ; j’aimais le fait que tout ça ne s’alignait pas parfaitement et qu’il y avait un sentiment d’asymétrie dans la structure, et j’aimais aussi le sentiment que même la structure du film sortait un peu des zones convenues.

D’ailleurs, à propos du personnage de Chris, leur relation semble être celle qui correspond dans le film aux normes sociales, et pourtant on comprend avec la fin du film qu’Ann n’est pas entièrement satisfaite de cette relation…

Chris est gentil avec elle, mais je n’ai pas l’impression que les hommes qui l’ont précédé ne l’aient pas été, pour moi ils représentent simplement des types de relations différents. Je voulais que le final soit ouvert à l’interprétation, que le film nous fasse comprendre comment à la fois on change et on ne change pas.

Pourquoi avoir choisi d’incarner vous-même le personnage principal ? Est-ce que vous l’aviez écrit dès le début en prévoyant que vous alliez l’interpréter ?

Oui, le film part de mon expérience personnelle, donc je voulais lui donner plus d’authenticité en jouant ce rôle. Dans mes précédents films, j’ai déjà interprété différentes versions de moi-même, et ça marchait assez bien. Je peux aussi développer différentes facettes d’humour avec ce personnage.

Ça correspond à une forme d’autofiction, ce projet de vous mettre en scène dans une forme fictive. C’est un thème récurrent chez vous ?

Oui, dans un autre projet j’avais notamment joué une version de moi-même que j’appelais Joanna, qui était dans ce même ton d’humour figé. C’est effectivement quelque chose de récurrent ! J’aimerais garder cette tonalité dans des projets futurs, mais peut-être en ouvrant vers de nouveaux genres.

Propos recueillis par Mariana Agier