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RENCONTRE AVEC LUÀNA BAJRAMI : « Je voulais faire des films que j’avais envie de regarder »

Copyright © Gaumont

Deux ans après La Colline où rugissent les lionnes, la comédienne Luàna Bajrami poursuit son observation de la jeunesse kosovare avec un deuxième long métrage, Notre Monde. La fuite en avant furieuse de deux héroïnes en quête d’indépendance confrontée à un univers stagnant. Rencontre avec la réalisatrice pour parler de représentation, de sa double-culture et de jeu.

Avec Notre Monde, vous faites un parallèle entre vos deux héroïnes, deux jeunes femmes en recherche d’indépendance et d’identité, et le Kosovo de 2007 dans lequel elles vivent, lui-même en quête d’identité à la veille de l'indépendance. Est-ce que c’était une volonté première au moment de l’écriture du scénario ? 

Non, c'est venu au fil de l’écriture. Mon premier film était très intemporel et presque fantasmé, j'avais envie d'être plus ancrée dans une actualité et une réalité. J'ai toujours trouvé cette période-là passionnante et méconnue de l'histoire du Kosovo. Au niveau de la dramaturgie, c'était intéressant de mettre en parallèle cette double quête, disons, où effectivement elles se cherchent au sein de la quête de tout un peuple. Ça mettait en avant concrètement cette position d'attente et d'errance qui était le sujet que j'avais envie d’explorer.

Le début de quête est la fuite de leur village pour faire des études, et elles se confrontent à une université désoeuvrée où il n'y a pas de professeurs. Il n'y a pas non plus de chef d’État au Kosovo à cette période…

Oui, c'est un peu flou, le Kosovo était sous protectorat des Nations Unies. Je voulais mettre en avant une institution, l’université, enfin les études. C’est-à-dire, la première chose qui nous vient à l'esprit quand il s'agit de se construire un avenir. Et la montrer défaillante, c'était tout simplement révélateur de la réalité à laquelle elles devaient faire face. Elles font un choix complètement culotté, c’est un vrai saut dans le vide de s'enfuir comme ça de chez soi avec plein d'ambition pour arriver dans un endroit où elles se prennent une claque. C’est une vraie désillusion. Comment est-ce qu'on peut rentrer après ça ? Je trouvais ça assez déroutant et symboliquement fort pour montrer le mur que l’on peut prendre et comment on réagit après.

Dans votre précédent film, vous filmiez une bande de jeunes filles pendant l'été, qui étaient aussi dans cette latence comme une errance estivale. Et là, finalement, après un début très mouvementé par la fuite, il y a tout ce temps où de nouveau vous observez les liens adolescents et l’ennui dans l’attente…

J’avais le désir de filmer la jeunesse, le rien ou le temps qui passe. Je parlais d'attente et je voulais saisir comment on passe le temps. C’est-à-dire, on n'emploie pas le temps comme on peut le faire adulte, mais on passe le temps. J’avais le défi de capturer quelque chose d'assez interne, subtil, et de montrer le rien sans que l'on s’ennuie. Je n'avais pas envie d'amener du spectaculaire ou de l’artificiel. Je voulais dépeindre une réalité sans amener quelque chose d'hors du commun. ça aurait empêché une identification forte qui, je crois, est un peu la force de ce qui est proposé. 

C'était une évidence pour vous, quand vous êtes passée à la réalisation, de parler de la jeunesse en étant directement concernée ? 

Je voulais faire des films que j’avais envie de regarder. Et pourtant, mes inspirations sont très américaines. Mais c'était naturel pour moi de faire des films plutôt naturalistes pour parler de la jeunesse, et le faire sans filtres, en étant impartiale face à ces personnages-là. Je souhaitais capturer cette spontanéité-là et cet aspect brut. Je me suis toujours dit que si j'attendais un peu plus, le film ne serait pas du tout le même. Il raconterait presque autre chose. Mais je suis curieuse de savoir ce que j'en penserai dans 20 ans.

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Aviez-vous un manque de ce regard-là ancré et de ces représentations des jeunes ?

En tant que spectatrice, franchement, oui. Après, il y a des films magnifiques réalisés par Andrea Arnold ou Xavier Dolan mais qui sont presque des cas très particuliers. C’est important de se sentir représenté, sans parler forcément de modèles, car mes personnages Volta et Zoé ne sont pas du tout des modèles. Mais cette réalité, ce n'est pas uniquement la mienne, elle est commune.

Vous avez tourné vos deux films au Kosovo. Est-ce que le fait d'avoir une double culture franco-kosovare vous permet d’avoir la bonne distance pour filmer vos histoires ? 

Oui, tout comme j'aurais une distance si je faisais le même film en France. Quand je suis arrivée en France, j’ai grandi en banlieue, en périphérie, et si on veut tenter notre chance à Paris, je crois qu'on traverse un peu la même chose. Cette double culture-là, elle m'a bien sûr amené beaucoup d'ouverture d’esprit et de distances. J’ai grandi en faisant tout le temps la comparaison et en confrontant mes propres rêves ou ambitions à ceux de mes camarades qui étaient purement kosovares ou purement français. Ils avaient tous les mêmes doutes et questionnements, mais pas les mêmes moyens.  

Comment avez-vous écrit et pensé ces deux personnages féminins ? Il y a quelque chose de très fort entre elles, une forme d'amour qui semble inébranlable malgré tout, et en même temps, elles sont très différentes…

Honnêtement, c’était très naturel. L’aspect de l'amour fusionnel et simple, c'est quelque chose que je connais. Après, j'avais un désir fort d'en faire des personnages uniques. Je ne voulais pas faire comme dans le premier film, où j'avais créé un gang, un crew, une lionne à trois têtes… Là, j'avais envie de deux personnages distincts qui ont le même parcours, le même cadre, qui se prennent le même mur mais ne réagissent pas de la même manière. C'était l'incarnation de deux visions du monde, donc de la jeunesse par deux prismes différents. Et c'est le cœur du film, j’ai essayé de le soigner au maximum pour raconter cet amour fraternel à l’épreuve de la vie. L'essence même du projet reposait aussi sur son casting, évidemment, et trouver le duo qui pouvait l'incarner tout en subtilité. Cette différence-là prend forme dans des petits détails.

Comment s’est déroulé le casting ? 

C'était long mais passionnant. J'ai vu beaucoup de visages, comme pour mon premier film. Je castais de nouveau toute la jeunesse du Kosovo. En tout cas, c’est l’impression que j’avais. Je découvrais de nouveaux visages et il y un désir artistique très fort là-bas, proportionnellement à la taille du pays. Ce sont des castings assez particuliers parce qu'il n'y a ni directeur de casting, ni agence de comédien. Par contre, il y a des facultés, des jeunes qui étudient et se forment pour le jeu. On a fait un appel à projets puis je les ai rencontrés un par un. J’ai rencontré Albina Krasniqi qui joue Volta et j’ai tout de suite su que c’était elle, mais j'ai fait traîner jusqu'à ce que je trouve Zoé. 

Elsa Mala, qui l’incarne, n'est pas comédienne. Elle est musicienne et il a fallu la convaincre que ça pouvait être sympa et que ce rôle était fait pour elle. C’était une évidence et pourtant le rôle est très loin de sa propre personnalité. Quand je les ai vues ensemble je savais que je ne m'étais pas trompée, je n'avais même pas besoin de finir le tournage pour le savoir. Pour tout le reste du casting, tous les second rôles ont une importance  évidente pour venir soutenir les deux personnages principaux. C’était beaucoup de travail en amont mais ce fut assez instinctif une fois que la rencontre s’était faite, presque de l'ordre d’une sensibilité. J’écris des scènes mais on peut les amener ailleurs ensemble. On a souvent tendance à écrire de manière assez primaire, alors que dans la vie on est très cliché et plus expressif que ce qu'on ose écrire.

Dans La Colline où rugissent les lionnes vous aviez un petit rôle. Vous n’aviez pas envie de vous remettre en scène dans Notre Monde ?

Là, non. C'est drôle parce j'ai fait un long chemin avec ça. Sur le premier film, je suis sortie du tournage et j'ai dit « Plus jamais ! Je vais me couper au montage ». Etj'ai découvert l'importance du personnage. ça amène une distance, ce qui n'est pas simple quand tu joues dans tes propres films, si tu ne t'écris pas directement un rôle, ce qui n’est vraiment pas mon désir. Mais il faut avoir suffisamment de distance pour s’auto-critiquer et s’auto-analyser mais sans se juger. C’est très dur et ça demande beaucoup de contrôle, de maîtrise de soi. Sur le deuxième film, j'avais envie d'expérimenter derrière la caméra et rien d’autre. Et puis je ne me voyais pas une place intéressante. Mais je ne suis pas fermée, si un rôle m’apparaît ou que j’ai envie de l’incarner, pourquoi pas.

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En tant qu’actrice, avez-vous le sentiment que c’est plus facile de diriger d’autres acteur·ices ? 

Je pense, oui, car on sait ce que ça fait d'être devant la caméra et de se mettre en danger, donc on comprend déjà la position du comédien et on arrive à l'amener en toute sérénité au bon endroit. C’est savoir donner sa confiance et savoir faire confiance à l’autre. Ça m'a beaucoup appris. Et ça nourrit mon comportement d’actrice aussi. Je me comporte en tant que comédienne comme j'adorerais que mes comédiens se comportent avec moi.

C’est quelque chose que vous avez ressenti après être passée derrière la caméra ? 

Oui. J'ai senti un changement, déjà dans le fait d'oser plus, de se mettre plus en danger, et d'être force de proposition mais sans prendre trop de place. J’essaie de comprendre de A à Z ce que veut raconter le réalisateur avec qui je travaille. Je pense qu'il faut rester quand même dans la spontanéité derrière, mais c'est intéressant d'y mettre des mots ou des émotions fortes. C'est hyper formateur. 

Il y a un aspect documentaire dans votre film et la façon dont vous filmez. D’ailleurs, vous avez ajouté des images d’archives. Est-ce que le montage a donné le rythme de ce que vous vouliez raconter ?

Je pense beaucoup au montage en écrivant. Je visualise beaucoup dès l’écriture, il n'y a pas de gras au tournage, ni de places pour l’improvisation, ça aide pour le montage. C'est toujours plus pratique. La jeunesse était dans ces images d'archives et à la caméra mais aussi dans cette forme de boucle qui construit le film. C’était assez pensé et très différent du premier film, qui était un gros défi de montage et une vraie galère. C’était certainement mieux écrit aussi, avec plus de maturité. Je me suis autorisée à penser au montage et ça m'a servi. Et on a monté avec deux monteurs qui viennent du documentaire et dont c’était la première fiction. On était trois têtes autour des rushs, ce fut limpide. On est resté fidèles au scénario.

D’où viennent ces images d’archives ? Il y a eu un travail de documentation ? 

Elles viennent de chez moi. Pendant le confinement, j’ai trouvé une boîte avec plein de cassettes VHS qui étaient à mon grand-père puis qui sont passées entre les mains de ma mère. Ce sont 30 ans d'archives familiales. Je voulais les mettre en avant, et puis j'idolâtre un peu l'objet caméra en lui-même. Qu'est-ce qu'on enregistre ? Qu'est-ce qu'on garde ? Comment est-ce qu'on se crée cette mémoire ? C'était essentiel. Et même au départ dans l'écriture ça prenait une place plus importante.C’était vraiment quelque chose d’omniprésent qui s'est effacé petit à petit pour laisser la place au présent. On a voulu reconstituer des images d’archives avec des comédiens et ça ne marchait pas du tout. Donc, finalement j'ai gardé les vraies images, peut-être parce qu’il y a une énergie ou une émotion très personnelle qui ne peut pas être recréée ou réinventée.

Vous aviez auto-financé votre premier film. Là, vous étiez plus encadré pour la production du second ? 

Oui. Il y avait plus de cadre. On a failli se lancer un an avant pour tourner encore plus à l'arrache que le premier mais je me suis calmée. Cette urgence est propre, je crois, à ce film-là. Je n'ai pas l'impression que tous mes films vont se faire comme ça. On est allé assez vite quand même par rapport au calendrier classique mais cette fois-ci avec plus de cadres. J'ai obtenu des aides, comme l'Aide aux Cinémas du Monde et c’est le premier film de l'accord de coproduction cinématographique entre la France et le Kosovo. Avant, le Kosovo n'existait nulle part. C'était un enfer administratif. C'est assez symbolique de faire le premier pont et ça ouvre aussi beaucoup de possibilités pour les jeunes artistes là-bas. Puis on a fait cette rencontre complètement improbable avec Eric Toledano et Olivier Nakache, qui m'ont fait rencontrer Gaumont, etc. Mais je ne l’ai pas pour autant vécu de manière plus apaisée. Il y a eu 36 galères qui ont fait que c'était tout aussi bordélique que précédemment.

Depuis que vous êtes passée à la réalisation, vous restez accompagnée par les conseils de réalisateur·ices avec lesquels vous avez travaillé en tant que comédienne : Sébastien Marnier, Céline Sciamma et comme vous le disiez, Éric Toledano et Olivier Nakache. C’est important pour vous cette transmission ? 

Oui, c’est assez joli et c'est important. En plus, sans qu'ils le sachent, tous les metteurs en scène avec qui j'ai travaillé m’ont beaucoup apporté. Ils ont fait ma formation car je me suis formée sur les plateaux, sans qu'ils s'asseyent à une table et qu'ils m’expliquent comment être réalisatrice. Je pense que ça ne s'apprend pas vraiment mais ça se transmet, et ça se reçoit. Je suis très reconnaissante de toutes ces rencontres qui m'ont bâtie. Avec Olivier et Éric, nos cinémas n’ont rien à voir mais ils ont eu ce désir de soutenir la jeune création.

Votre désir à vous c’est de mener ces deux carrières, réalisatrice et actrice, en parallèle ? 

Je refuse de faire un choix parce que l'un nourrit l’autre, et j'ai envie de faire de nouvelles rencontres, de tester des choses, d’aller à l’international, de me mettre en danger.

Avec Notre monde, vous avez clôt ce diptyque sur la jeunesse kosovare ?

Je ne pense pas, c’est tellement vaste comme sujet. Je me suis posée la question mais je pense que je peux continuer car c’est vraiment passionnant.

Propos recueillis par Diane Lestage