Sorociné

View Original

RENCONTRE AVEC MOLLY MANNING WALKER - “Deviner le monstre par les choix de cadre est plus effrayant”

Copyright Nikolopoulos Nikos

Molly Manning Walker se souviendra longtemps de son premier passage au Festival de Cannes, c’est certain. D’une part parce qu’elle y a remporté la Queer Palm et le prix Un certain regard (dans la sélection du même nom), et de l’autre parce qu’elle a failli rater la cérémonie de remise des prix, car son taxi était bloqué dans les embouteillages cannois. 

Avec son premier long-métrage de fiction, How to Have Sex, la réalisatrice britannique nous propose un teen movie aux thématiques actuelles comme le consentement, les représentations des sexualités adolescentes et les violences insidieuses liées aux relations de drague et de sexe (ici majoritairement hétérosexuelles). 

Diplômée de la National Film and Television School (comme les réalisatrices Joanna Hogg et Lynne Ramsay), Molly Manning Walker est également directrice de la photographie et a déjà réalisé des clips et des publicités, ainsi que deux courts-métrages (The Forgotten C et God,Thank You ?). Nous avons pu nous entretenir avec elle fin juin, avant l’avant-première parisienne de son film, lors d’une carte blanche offerte au Smells Like Teen Spirit Festival (festival dédié au teen movie) pour la 8e édition du Festival du Film de Fesses qui se déroulait du 28 juin au 2 juillet 2023 à Paris.

Sorociné : Comment est né le projet du film How to Have Sex ?

Au départ, je devais faire un autre film, mais il y a deux, trois ans, je suis allée à un mariage avec une bande de copains que je n’avais pas vus depuis dix ans. C’était à Ibiza, là où nous étions en vacances dix ans auparavant, comme les adolescents de mon film. On a pu rediscuter de notre expérience commune, ensemble. Je me suis souvenue de l’épisode de la fellation sur scène – qui est devenue une scène du film. Je pensais que j’en avais gardé un souvenir d’adolescente et que j’avais exagéré la scène dans ma mémoire. Pourtant, mes amis m’ont confirmé que j’avais une très bonne mémoire et que ça c’était passé exactement comme dans mon souvenir. 

J’ai réalisé que c’était une expérience dingue et que c’était étrange que ça ne me soit pas revenu plus tôt, comme si j’avais voulu l’enfouir. J’ai donc arrêté d’écrire le projet initial et j’ai commencé à travailler sur How to Have Sex. On a vécu ça ensemble, adolescents. Ces vacances ont eu un fort impact sur nos identités en construction, mes amis et moi.

Le titre de votre film a presque une double signification, surtout après le visionnage. Avez-vous dès le départ eu envie de ce titre ?

Il est là depuis le début. On a eu quelques soucis avec ce titre très tard sur la production. Dès qu’il y a eu des informations en ligne sur le film, on a reçu quelques commentaires lourds du type « Ha ha ha ! Peut-être que j’apprendrai comment avoir des rapports sexuels », c’est un peu le commentaire blagueur classique. On voulait à un moment l’appeler How to Not Have Sex mais ça ne fonctionne pas, parce que le film est sur ce qu’on pense qu’on fait et pas sur ce qu’on fait en réalité.

Vous filmez et vous donnez la parole à des jeunes gens issus d’une classe prolétaire. Pourquoi choisir cette sociologie de personnages en particulier ?

Ces espaces sont très classe ouvrière. Ce sont des vacances pas chères et accessibles. C’est important de montrer ces espaces. Je voulais aussi montrer que ces sujets – le consentement et les abus sexuels – concernent tout le monde, quelle que soit la classe ou le genre. Il fallait que tout le monde puisse se voir et se reconnaître à l’écran, même dans les comportements de certains de mes personnages.

Vous suivez ces jeunes femmes et ces jeunes hommes et vous donnez une vision cauchemardesque des relations hétérosexuelles. Vous posez en contrepoint une relation queer saine et joyeuse. Que vouliez-vous dire des sexualités des jeunes ?

Je pense qu’on est exposé très tôt à une sexualité très hétéronormative et à comment on doit vivre cette sexualité. C’est un peu moins le cas aujourd’hui, mais ça l’était quand j’étais adolescente. Je ne voulais pas qu’on se focalise sur la relation queer du film mais je voulais qu’on la voie et qu’elle existe, à l’arrière-plan. On est souvent traumatisé par les représentations des relations queer – surtout au cinéma. C’est agréable de juste pouvoir voir des personnes exister, vivre et s’aimer, sans trauma. 

D’ailleurs, c’était un changement de dernière minute. On cherchait un comédien pour former ce dernier couple de vacances et pour boucler notre bande de copains. La comédienne qui est venue auditionner pour le rôle est une actrice queer. Naturellement, je me suis dit que son personnage pouvait l’être aussi. On a donc relancé une session de casting avec mon équipe. On s’est mis à la recherche d’une comédienne queer à Bradford – ville du nord de l’Angleterre – où on fait tous les essais de casting. On a fini par la trouver via les réseaux sociaux. C’est ainsi que sont nées Em (Eenva Lewis) et Paige (Laura Ambler).

Comment avez-vous organisé les phases de travail avec les comédiens ? Avez-vous fait beaucoup de répétitions ?

On n’a pas fait beaucoup de répétitions avec les comédien.nes, qui sont tou.tes des comédien.nes professionnel.les, mais on a beaucoup improvisé. Ils avaient tou.tes une sorte d’étincelle dans leurs jeux respectifs. Beaucoup de leurs premières prises sont au montage final du film. Je ne voulais pas les épuiser et perdre cette flamme. On a écrit des backstories pour chacun de leurs personnages. Ils se sont filmés et interviewés les uns les autres avec des caméras mini DV. Mon équipe et moi leur avons donné toutes les armes pour qu’ils puissent improviser librement. On faisait souvent une prise en suivant le scénario écrit puis une deuxième prise avec les mêmes intentions de jeu que la précédente, mais en improvisation. Tout s’est construit de cette manière, surtout sur le plateau. 

Tous les décors et les accessoires étaient à leur disposition. S’ils devaient ouvrir un tiroir par hasard sur une prise improvisée, il y avait toujours quelque chose d’authentique à l’intérieur qu’ils pouvaient utiliser pour jouer. Tous les figurants étaient avec nous durant toutes les scènes de fêtes. On a tous vécu ensemble comme une sorte d’immersion. Je devais tourner en Espagne au début, mais on s’est finalement rabattu sur la Grèce, car j’avais la possibilité d’ajouter une semaine de tournage de plus pour le même budget et j’avais vraiment besoin de ces six semaines de tournage, avec tous ces paramètres.

Comment avez-vous abordé tous ces sujets avec les comédien.nes ?

J’ai beaucoup travaillé avec les comédien.nes, mais beaucoup d’éléments étaient définis dans le scénario. C’était important que les hommes aient l’opportunité de se voir dans ces personnages. C’est difficile de se regarder dans un personnage comme Paddy (Samuel Bottomley). C’est plus facile au premier abord de le contrebalancer avec le personnage de Badger (Shaun Thomas) qui est charmant dans sa maladresse. On a envie que Badger « réussisse ». Pourtant, il a peur de s’exprimer et finit par choisir de ne pas briser le cycle des agissements de Paddy, même s’il entrouvre la conversation et qu’il confirme qu’il y a des non-dits sur ces sujets et qu’il prouve qu’il y a une complicité masculine toxique sur ces violences. J’avais envie qu’on puisse s’identifier à eux deux malgré tout. Je veux que les gens se voient, qu’ils se souviennent de ces moments, qu’ils changent de comportement et qu’ils commencent à prendre la parole, pour désamorcer ces cycles de violence.

Je voulais raconter cette pression qu’on subit de tous les côtés : de notre environnement social et familial, de nos amitiés, de la société, de l’alcool, des hommes et des masculinités toxiques. Cette pression qu’on se met à soi-même.

Avez-vous travaillé avec une coordinatrice d’intimité ?

Rien n’a été intensivement répété avec les comédien.nes, à l’exception des scènes à caractère sexuel. On a eu des répétitions intensives avec une coordinatrice d’intimité : Jenefer Odell (Sex Education, Blue Jean…). Tout a été chorégraphié minutieusement. 

C’est important pour moi que le plateau soit un lieu sûr. On avait pas mal de conseillers référents sur place, mais aussi après le tournage, pour s’assurer que tout le monde ait un suivi et que tout le monde ait la possibilité de s’exprimer si quelque chose n’allait pas. C’était une condition non négociable pour faire ce film, pour les comédien.nes, mon équipe et moi. Je voulais cet environnement sûr, où personne n’avait peur de s’exprimer. On a instauré quelques traditions pendant ces semaines de tournage. On jouait au foot tous les dimanches en équipe et on faisait des barbecues. L’atmosphère était détendue et chacun pouvait communiquer sans contraintes.

Vous vous êtes exprimée dans la presse (déclaration AFP pendant le Festival de Cannes 2023, NDLR) sur le fait que vous ne vouliez pas représenter le viol de manière frontale. Votre film contient pourtant une scène d’abus sexuel. Comment on choisit d’aborder ce sujet avec l’outil cinéma ?

Je voulais vraiment qu’on se focalise sur son visage, son point de vue. C’est trop graphique de montrer un viol. On sait ce que c’est. On l’a vécu ou on connaît quelqu’un qui l’a vécu. On n’a pas encore besoin de le voir filmer de manière aussi crue, en plan hyper large. On est déjà traumatisé ! 

Au cinéma, deviner le monstre par les choix de cadre, au lieu de le montrer d’un coup, est plus effrayant et impactant. C’est un procédé que j’utilise. L’imagination travaille beaucoup plus, c’est plus difficile de se représenter la scène dans son entièreté. On est forcément sur le point de vue de Tara (Mia McKenna-Bruce), ses sensations. Je voulais garder l’intensité de son point de vue sans avoir besoin de tout représenter, parce qu’on n’en a pas besoin. On sait déjà.

Pensez-vous qu’il y a une fascination morbide pour les représentations d’abus sexuels et les violences faites aux femmes, au cinéma ou dans les œuvres audiovisuelles ?

Oui, je trouve que c’est souvent trop violent. Les hommes, je fais une généralité en parlant des hommes, mais des statistiques prouvent qu’ils sont le pourcentage le plus élevé d’agresseurs. Les hommes peuvent trop facilement se déconnecter de cette violence exagérée et se dire que ce n’est pas eux, qu’ils ne seraient jamais capables de cette image de télévision ou de cinéma de la violence. La plupart des femmes que je connais ont fait l’expérience de ces violences à des degrés différents. Si la plupart des femmes l’ont vécu, c’est bien qu’il y a une proportionnalité d’agresseurs qui ont créé ces situations. Je l’ai déjà répété, mais je continue. Je voulais cet espace où les hommes puissent se regarder, pour rendre la conversation sur ces violences réelles.

En regardant votre film, on ne peut s’empêcher de penser au Spring Breakers d’Harmony Korine, sorti il y dix ans en salle. Vos films qui ont des thématiques communes sont diamétralement opposés. Etait-ce une référence consciente à éviter ?

C’est un film en réaction à celui de Korine. J’aime Spring Breakers, mais c’est une œuvre très male gaze, très pop, qui ne mène nulle part. J’avais envie de dire quelque chose et d’ouvrir une conversation. Je voulais impacter les gens et le faire de façon à ne pas traumatiser ni à me moquer de la situation. On devait être au même niveau que ma bande de filles. Il ne fallait pas qu’on puisse les prendre de haut. Je leur rends le pouvoir !

C’est votre premier long-métrage de fiction en tant que réalisatrice. Vous aviez déjà réalisé plusieurs courts-métrages et vous travaillez régulièrement en tant que directrice de la photographie sur des clips musicaux, des publicités ou des courts-métrages d’autres cinéastes. Aviez-vous une vision artistique claire pour votre film ?

J’ai une liste assez folle de tous les plans sur mon téléphone. (elle rit) Il y a littéralement tous les plans du film dessus. Ils sont toujours enregistrés dessus, d’ailleurs. En les regardant hier, je me suis dit que c’est un peu psychotique comme niveau de précision. Je suis quelqu’un d’extrêmement préparé quand je tourne, autant en tant que directrice de la photographie (sur des projets précédents) qu’en tant que réalisatrice. Si tu sais ce que tu fais, tu donnes beaucoup plus de confiance à ton équipe. J’aime que tout soit prêt, comme ça je n’ai plus besoin de regarder mon découpage et mon plan de travail du jour : tout est dans ma tête, c’est dingue !

En tant que jeune réalisatrice, quel rapport avez-vous avec l’industrie du cinéma ? 

J’ai fait une école de cinéma, mais c’était une période complexe, que je ne préfère pas trop évoquer. Pour ce qui est de l’industrie, honnêtement, je n’y ai pensé que très récemment, surtout en tant que jeune femme queer directrice de la photographie. C’est une profession encore dominée par les hommes. J’avais tellement créé un autre moi pour travailler dans ce milieu avec d’autres hommes que j’ai mis du temps à reconnaître que je n’étais plus moi. C’était une sorte de Catch-22 (expression dérivée du roman éponyme de Joseph Heller, qui désigne une situation inextricable pour une personne ou un personnage, NDLR). 

J’y fais plus attention maintenant. En tant que réalisatrice, comme je suis à l’origine du projet, je peux créer un environnement de tournage plus sûr et des dynamiques de travail plus saines. Je dois être plus sensible à ces sujets. C’est à moi de réinventer ces espaces !

Le film est présenté en avant-première dans le cadre du Festival du Film de Fesses #8 qui offre une carte blanche au Smells Like Teen Spirit Festival. Considérez-vous votre film comme un teen movie ?

Je pense que c’est une question de perception du public. J’espère en tout cas que les adolescents le verront et qu’ils l’apprécieront. Je crois que le film déclenche quelque chose d’intéressant sur les générations plus âgées. Il leur permet de repenser à leurs expériences de jeunesse et de réfléchir à leurs actes alors que les plus jeunes découvrent tous ces sujets. Les plus vieux sont traumatisés par le film. Ils se demandent comment ils ont pu autant merder dans leurs relations sexuelles et sentimentales. Un vieux monsieur, qui devait avoir soixante-dix ans, est venu nous voir mon équipe et moi après une projection en public. Il était agité et dévasté, il a fini par nous expliquer qu’il s’était reconnu, plus jeune, en Paddy. C’était à une projection avant Cannes et je me suis dit : le film fonctionne. Beaucoup de jeunes femmes sont venues partager avec nous leurs expériences pendant les questions-réponses après les séances et les hommes ont posé plein de questions pertinentes. Beaucoup d’hommes dans la presse ne m’ont pas comprise. Le film est pour le moment bien reçu alors je suis contente de notre travail, mais on a encore beaucoup de travail à accomplir.

Propos recueillis par Lisa Durand