Sorociné

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Cannes 2024 : RENCONTRE AVEC PAYAL KAPADIA – « J'aime cette idée d'intimité que nous créons pour nous-mêmes »

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Le deuxième long-métrage de Payal Kapadia, réalisé après le curieux documentaire essayistique A Night of Knowing Nothing, a fait grand bruit en étant le premier film indien sélectionné en compétition officielle à Cannes depuis trente ans. Honoré par le Grand Prix du jury au festival, la force et la réussite de All We Imagine as Light dépassent largement le cadre d'un cinéma national auquel on tend à l'associer. Nourri par l'âme et l'atmosphère de la ville de Mumbai, le récit de Kapadia tisse les désirs et les sentiments de trois femmes de différentes générations en une dentelle à l’apparence fragile, mais dont les fils sont forts. Sorociné a eu l'occasion de discuter avec la cinéaste après sa première cannoise.

Pouvez-vous nous parler de l'origine du récit ? Les trois femmes que l'on suit dans le film partagent-elles des ressemblances avec vous ou avec vos proches ? 

Lorsque j'ai commencé à écrire le film, il y a cinq ou six ans, j'étais encore étudiante à l'école de cinéma. Je pensais réaliser ce film pour mon diplôme de fin d'études, soit un projet de vingt minutes, mais il s'est transformé en quelque chose de totalement différent et a pris beaucoup plus de temps. Au début, j'étais devenue amie avec une infirmière dont la vie m'intéressait beaucoup. Je passais pas mal de temps à l'hôpital à cause d'un membre de ma famille. J'ai toujours pensé que les hôpitaux fonctionnaient de manière assez chaotique, avec tant de choses qui s'y passaient et tant de drames.

Le film a donc pris une ampleur que je n'avais pas prévue. Je crois que la raison était le fait que les personnages portaient en eux des qualités qui viennent de moi-même et des gens autour de moi. Ils reflétaient mes propres contradictions. Je me sentais parfois comme une femme plus âgée qui jugeait les femmes plus jeunes. À d'autres moments, j'étais une femme plus jeune qui se sentait jugée. Je pense donc qu'il y avait quelque chose que j'ai dû régler avec moi-même.

Le film commence presque par un deus ex machina avec l'arrivée étrange de ce cuiseur à riz. Cet appareil banal et quotidien porte en lui quelque chose de surnaturel, mais il est aussi utilisé comme un moyen d'exprimer le désir. D'où vous est venue cette idée ?

J'ai beaucoup réfléchi à la famille en tant que concept, et le cuiseur à riz est un objet très présent dans nos maisons en Inde. J'ai donc pensé que cet objet pouvait être une sorte de métaphore de cette famille heureuse et de ce mari invisible. Mais il s'agissait aussi d'un moment très viscéral que je voulais explorer dans le film à travers ce geste étrange de serrer le cuiseur dans ses bras. C'était presque comme si le cuiseur était un génie qui se manifestait à la fin, s'évaporant et ressortant comme dans un conte fantastique.

Je ne sais pas si ces histoires existent dans d'autres pays, mais en Inde, nous avons beaucoup de récits folkloriques où les femmes racontent des histoires de maris se transformant en fantômes. Je voulais juxtaposer ces récits avec le monde commercial capitaliste extrême, en utilisant un cuiseur à riz provenant d'un pays étranger. Le fait que le fantôme de ce mari se manifeste dans le paysage naturel transforme le récit en une fable contemporaine.

La ville de Mumbai semble presque jouer le rôle d'un personnage à part entière dans votre film. Avec ses variations de couleur bleue et les foules qui envahissent les trains, elle ressemble à une véritable symphonie urbaine. Comment avez-vous conçu cet espace filmique à la fois très intime et socialement déterminé ?

Je voulais tourner le film pendant la saison de la mousson. À Mumbai, contrairement à l'Europe, nous n'avons que deux saisons. La saison de la mousson commence à la fin du mois de mai et se poursuit jusqu'en octobre. La ville prend alors une couleur très particulière sous une lumière bleue, et les heures magiques deviennent plus longues. Mais il y a aussi une lumière grise et morne qui peut être un peu déprimante. Quand la mousson commence, on ressent un soulagement après l'été. Les vents se font sentir et la ville devient plus romantique. D'ailleurs, de nombreux films ont également illustré ce sentiment dans le cinéma hindi. On voit, par exemple, un couple qui s'amuse sous cette belle pluie. Mais au fil des jours, la mousson devient insupportable parce qu'il s'agit en réalité de pluies torrentielles et de la saison des cyclones. On est souvent bloqué sur son lieu de travail, il devient impossible de rentrer chez soi. Les trains ne fonctionnent pas. En plus, Mumbai est une ville insulaire dont les terres ont été récupérées. Elle est donc très facilement inondée. Il faut patauger dans l'eau tous les jours. C'est vraiment désagréable d'être à Mumbai pendant cette période. Mais justement, la ville prend cette couleur bleue parce que tout le monde recouvre les bâtiments où il y a des fuites d'eau avec des bâches bleues en plastique. On voit littéralement la ville se couvrir de cette couleur. Ainsi, je voulais présenter les contradictions de la mousson, à la fois merveilleuse et intolérable. 

Quelle est votre relation personnelle avec la ville de Mumbai ?

J'y suis née, mais je n'y ai pas toujours vécu. Je faisais des allers-retours. Je pense que lorsque vous revenez constamment dans un endroit, vous remarquez davantage de changements. C'est pourquoi j'ai toujours observé les transformations de la ville. La carte de Mumbai est en constante évolution parce que nous récupérons de plus en plus de terres. Les gens aussi changent : il y a ceux qui partent et ceux qui s'y installent. La ville offre de nombreuses opportunités. Des gens de tout le pays viennent y travailler. C'est pourquoi, par exemple, dans les trains, vous entendrez de nombreuses langues différentes, comme à Paris ou dans n'importe quelle grande ville du monde. En Inde, deux personnes originaires du même pays peuvent ne pas se comprendre. Mais en même temps, lorsque nous sommes les seuls à nous comprendre et que personne autour ne le peut, nous pouvons parler de choses très personnelles dans un train très bondé, par exemple. J'aime cette idée d'intimité que nous créons pour nous-mêmes.

Mumbai est aussi ce qu'on appelle une ville d'opportunités, une ville de rêves. C'est un endroit où les femmes peuvent travailler un peu plus facilement que dans d'autres parties du pays, mais c'est aussi une ville où il faut beaucoup d'argent pour vivre. Sinon, on est relégué dans les coins les plus reculés de la ville. C'est cette contradiction de Mumbai que je voulais explorer dans le film.

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Le film se compose de deux parties presque distinctes, l'une dans la ville, l'autre à la campagne au bord de la mer — ce qui impacte aussi le ton du récit. Pouvez-vous nous parler de cette structure? 

La première partie du film à Mumbai dure quelques jours, tandis que la deuxième partie, qui se passe à la plage, se déroule sur une seule journée. C'est parce que, souvent, quand vous travaillez à Mumbai, vous n'avez pas de temps libre. Vous passez deux heures à la plage, puis vous rentrez, et avec un travail trépidant, vous n'avez pas le temps de vraiment penser à vous-même. J'ai donc ressenti ce voyage comme un moment où les personnages prennent des vacances. Ce n'est pas agréable pour elles d'y aller pour laisser son amie derrière, mais cela les éloigne de leur vie quotidienne.

En tout cas, c'est ce que je ressens lorsque je quitte la ville pour un court voyage. Même si cela ne dure qu'un moment, on pense à soi-même et aux choses un peu différemment. C'est du moins ce que j'espérais pour mes personnages — leur donner un jour de repos. Anu a en fait un jour de congé parce qu'elle n'a aucun intérêt à être là, si ce n'est pour être avec son amant. Prabha, quant à elle, est venue pour être avec son amie Parvati. Par ailleurs, le changement d'espace et l'impression que le temps est ralenti peuvent parfois vous faire vivre ou penser les choses un peu différemment. Je voulais que ce soit comme un rêve, de plus en plus comme une fable.

Déjà dans The Night of Knowing Nothing, la voix off jouait un rôle important en tant que choix formel. Dans All We Imagine as Light, elle incarne également l'intimité au sein des foules de la ville. Qu'est-ce que la voix off représente pour vous en tant que dispositif cinématographique ?

Ce qui me passionne vraiment dans le cinéma, c'est la juxtaposition du son et de l'image qui, bien qu’ils ne soient pas tout à fait liés l'un à l'autre, constitue néanmoins un montage. Je trouve intéressant d'entendre une voix et de voir une image totalement différente, créant ainsi une sorte de troisième image. Je pense que cela n'est possible qu'au cinéma et peut-être aussi dans les romans graphiques, bien que dans ces derniers, on ne puisse rien entendre. C'est donc quelque chose que j'aime expérimenter.

Comme beaucoup de choses, cela a commencé à l'école de cinéma. Mon école avait une mentalité très ancienne. Nous venions de passer de l'analogique au numérique, mais l'état d'esprit restait celui du celluloïd. Nous avions une restriction : nous devions réaliser un film documentaire avec une caméra numérique, mais nous ne pouvions utiliser qu'une seule carte. La durée de tournage était donc limitée. Dans un documentaire, on veut filmer beaucoup de choses, mais je ne le pouvais pas. Alors je me suis dit : « Bon, maintenant, que faire ? »

J'avais un enregistreur, un Roland R-26. J'ai donc décidé de tourner dans un village. J'ai fait des interviews avec cet enregistreur et je m'en suis servi comme matériel documentaire pour le film. L'audio est devenu une source de compréhension, et cette limite m'a aidée à penser à la voix off comme une manière de créer des images dans mon esprit. C'est pourquoi je commence toujours par le son. Même pour ce film, j'ai réalisé la conception sonore pendant que j'écrivais le scénario.

Dans une grande partie du film, les dialogues sont en malayalam. Lors de l'écriture du scénario, comment avez-vous travaillé avec une langue qui n'est pas la vôtre ?

C'était un vrai défi. Après avoir écrit le scénario, j'ai dû faire beaucoup de recherches au Kerala pour construire l'histoire des infirmières. J'avais un dialoguiste malayalam, ce qui m'a beaucoup aidée. Avec les comédiennes, nous avons fait une sorte d'atelier un mois avant le tournage. C'était comme si nous montions une pièce de théâtre parce qu'au cours de répétitions, nous avons enregistré toutes nos improvisations et nous les avons regardées ensemble. Nous disions, par exemple, d'accord, c'est bon pour ce personnage, et parfois cela ne semblait pas correct et nous en discutions entre nous. Ce sont de très bons acteurs. Ils prennent leur métier très au sérieux et ils viennent aussi du théâtre. C'était donc un processus très collaboratif. Comme je ne suis pas familière avec la langue, ils m'ont vraiment aidée à aller jusqu'à la fin, et c'est devenu une sorte de film collaboratif.

Les relations entre Prabha, Anu et Parvati incarnent la solidarité féminine, même si c'est assez indirect. Elles trouvent en chacune la force intérieure qui leur manque.

Pour moi, le film parle aussi des femmes qui quittent leur foyer pour travailler ailleurs : le fait d'être loin de sa famille et de gagner sa vie. Lorsque j'ai déménagé et vécu dans un endroit différent, mes amis sont devenus ma famille. Ils étaient le système de soutien dont je disposais, et ils le sont toujours. L'amitié est une relation qui n'est pas vraiment définie, c'est ce que vous et votre ami en faites. Vous pouvez avoir le genre d'ami qui vous accompagne à l'hôpital lorsque vous êtes malade ou la personne que vous rencontrez une fois tous les dix ans mais avec qui vous reprenez comme si vous ne l'aviez jamais quittée. C'est pourquoi j'ai voulu faire un film sur l'amitié et un système de soutien au-delà de la famille, car je trouve que le système familial en Inde est assez oppressant. Si vous pouvez créer votre propre système de soutien, pourquoi pas ?

All We Imagine as Light contient une scène d'amour pleine de tendresse et d'émotions, ce qui, si nous ne nous trompons pas, est assez rare dans le cinéma indien contemporain. Quelle est la situation actuelle concernant les représentations de la sexualité dans ce cinéma ?

Il y a de plus en plus de scènes semblables dans les films indiens. L'une des scènes qui m'a particulièrement marquée est réalisée par Sandhya Suri, dont le film Santosh est également à Cannes. Elle a réalisé un court-métrage intitulé The Field, qui est tout simplement magnifique. Il y a aussi Ashim Ahluwalia, un réalisateur indien très connu qui a réalisé Class, le remake de la série Elite. Avec des plateformes comme Netflix et Amazon, les films sont un peu plus ouverts à l'exploration de différents thèmes. Pour l'instant, il n'y a pas de censure sur les plateformes OTT, donc beaucoup de choses intéressantes s'y passent.

Par ailleurs, nous avions une coordinatrice d'intimité vraiment merveilleuse sur le plateau, qui était aussi actrice. Elle était très consciente de ce que les acteurs allaient faire et veillait à ce que tout soit vraiment confortable pour nous. Notre équipe était entièrement composée de femmes, et nous avons vraiment fait de notre mieux pour rendre la situation aussi confortable que possible.

Propos recuellis par Öykü Sofuoglu