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RESSORTIES - Collection Delphine Seyrig : Aloïse et Le Jardin qui bascule 

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Après l’édition d’un remarquable coffret DVD et une série d’ouvrages hommage à Delphine Seyrig l’an dernier, la redécouverte du travail libre et féministe de la comédienne continue avec la ressortie en salles de deux raretés : Aloïse de Liliane de Kermadec et Le Jardin qui bascule de Guy Gilles.

1975. Voici peut-être l’année la plus importante de la carrière cinématographique de Delphine Seyrig. Engagée publiquement auprès du Mouvement de libération des femmes depuis le début des années 1970, elle vient de créer l’année précédente le collectif des Insoumuses avec les vidéastes Carole Roussopoulos et Ioana Wieder. Médiatiquement, Delphine Seyrig s’impose comme l’un des visages de la lutte féministe, au point que certains racontent que ce combat s’effectue au détriment de sa carrière de comédienne. Or, l’actrice n’a jamais arrêté de tourner. Mieux encore, ses films du milieu des années 1970, loin des rôles qui ont iconisé sa féminité chez Resnais, Demy ou Truffaut, reflètent à l’écran ses combats militants. En cette année 1975, Delphine Seyrig s’affiche dans pas moins de 7 longs-métrages, dont Le Jardin qui bascule, où elle joue de son image de femme fatale, et surtout trois grandes œuvres de réalisatrices : Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (voir notre critique ici), India Song de Marguerite Duras (qu’elle retrouve huit ans après leur collaboration sur La Musica) et Aloïse de Liliane de Kermadec. Un triptyque qui marque un tournant dans sa carrière, pour asseoir définitivement son statut d’artiste pionnière de la valorisation du travail des femmes dans l’industrie du cinéma. Après la ressortie des deux premiers, voici enfin l’heure du retour sur grand écran d’Aloïse, film oublié mais passionnant tant il rassemble en son sein les obsessions de Delphine Seyrig. 

Deuxième long-métrage de Liliane de Kermadec (coécrit avec André Téchiné), qui s’était d’abord fait un nom comme photographe de plateau en travaillant notamment avec Agnès Varda sur Cléo de 5 à 7 (1962), Aloïse revient sur le destin de l’artiste suisse Aloïse Corbaz. Une peintre issue du mouvement de l’art brut qui passa quarante années de sa vie dans un hôpital psychatrique. La cinéaste retrace sa vie sur plusieurs décennies, de sa jeunesse impétueuse en Suisse, où elle se rêve cantatrice sous les traits d’une toute jeune Isabelle Huppert dans un de ses premiers grands rôles, à sa mort dans une indifférence presque totale alors que son œuvre, elle, entre dans la postérité. Plus qu’un biopic sur la création artistique – on ne la verra jamais pinceau à la main et ses œuvres n’apparaissent qu’à la toute fin –, Aloïse s’impose comme une œuvre féministe sur la capacité de résistance d’une femme face à l’entrave exercée sur elle pour parvenir à s’accomplir. La chronologie impose ainsi volontairement de nombreuses zones d’ombre pour se concentrer sur les moments où l’artiste oscille entre son combat pour garder sa liberté et sa dignité, puis ceux où elle cède, fatiguée, à la soumission dans ce monde hostile. Ambitieuse, elle refuse par exemple d’abord la voie de femme au foyer, puis, gouvernante en Allemagne en 1914, on la voit crier son humanisme et l’espoir d’une paix face à la guerre des hommes. 

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Mais là où le film passionne vraiment, c’est dans sa description crue de l’enfer de l’asile psychiatrique où Aloïse est internée définitivement à partir de 1918, les médecins interprétant sa sensibilité comme de la schizophrénie. Liliane de Kermadec filme ce lieu tel une prison, travaillant particulièrement l’impact du son dans sa mise en scène pour présenter un espace sans cesse agité, inconfortable, où les femmes étaient enfermées, nous plongeant au plus près de l’état mental d’Aloïse. Une manière de dénoncer ainsi le placement arbitraire de certaines femmes dans ce type d’établissement dans la première moitié du XXe siècle. Austère de premier abord, le film se révèle un beau portrait de femme porté par une Delphine Seyrig tout en nuances. C’est leur deuxième collaboration après le court-métrage Qui donc a rêvé ? (1966). Très impliquée dans le projet (elle mettra son salaire en participation), la comédienne efface son magnétisme et son élégance habituelle pour incarner une force plus intérieure propre à son personnage. Sa féminité devient presque une monstruosité à certains moments, quand l’actrice n’hésite pas à hurler, à pleurer ou à se tordre pour exprimer les émotions tourmentées d’Aloïse. 

Dans Le Jardin qui bascule, Seyrig incarne à l’inverse un être charnel qui hisse sa liberté comme étendard. Elle est Kate, bourgeoise coulant des jours tranquilles au bord de l’eau, cible de deux tueurs à gages. Mais l’un d’entre eux, Karl (Patrick Jouané), va s’éprendre de cette mystérieuse femme. Ici, la métaphore de la femme à abattre colle à ce qui se joue vis-à-vis de ce choix dans la carrière de Seyrig. La comédienne s’amuse de cette image de cinéma qui lui colle à la peau, celle de l’apparition féminine fantasmatique, de la femme insaisissable, séductrice, pour mieux la tuer, comme le sort qui attend potentiellement son personnage. Elle est parfaite dans la peau de Kate, une femme qui revendique fièrement son indépendance vis-à-vis des hommes qui l’entourent et sa sexualité. C’est elle qui prend les devants face à Karl, le tueur à gages intimidé qui devient finalement la proie de celle qui devait être la sienne. Guy Gilles magnifie la star dans un décor bucolique qui sied tant à l’actrice, motif d’ailleurs récurrent dans sa carrière, et parvient parfaitement à mettre en scène la voix si emblématique de Seyrig dans des séquences de narration où le spectateur ressent la même fascination pour elle que le malfrat amoureux. Un timbre que Liliane de Kermadec mettait d'ailleurs elle aussi au service de son récit pour illustrer en voix off les textes d’Aloïse Corbaz à l’écran. Deux films oubliés qu’on prend donc plaisir aujourd’hui à redécouvrir pour explorer les multiples facettes d’une des plus grandes actrices françaises. 

Notes : 

Ces films sont également disponibles dans le coffret DVD DELPHINE SEYRIG - « Je ne suis pas une apparition, je suis une femme » (Arte éditions) - prix du meilleur coffret DVD/Blu-Ray 2023 du Syndicat français de la critique, aux côtés des films La Musica, Les Lèvres rouges, Jeanne Dielman et Sois belle et tais-toi. Les films y sont accompagnés de nombreux suppléments, analyses et archives, notamment un document télévisé où Delphine Seyrig, Liliane de Kermadec, Marguerite Duras et Chantal Akerman débattent toutes les quatre de la place des réalisatrices au cinéma en 1975, alors que la première édition du Festival du film de femmes se prépare. 

ALICIA ARPAÏA