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SAINT OMER - Alice Diop

À la lisière des corps féminins invisibilisés et des maternités montreuses

Après un parcours auréolé de nombreux prix (amplement mérités) dans des festivals et des cérémonies prestigieuses – dont un Lion d’Argent à la dernière Mostra de Venise, le Prix Louis-Delluc, le Prix Jean Vigo et le César 2023 du Meilleur Premier Film), le grand Saint Omer d’Alice Diop sort enfin en DVD.

« ...Notre silence ne nous protégera pas. Et j’ai envie de dire, ce soir, que nous ne nous tairons plus. » (Mes silences ne m’avaient pas protégé. Votre silence ne vous protégera pas non plus. Citation exacte de l’essai NDLR).C’est en recevant son Lion d’Argent à la dernière Mostra de Venise des mains de la présidente du jury – l’actrice américaine Julianne Moore- qu’ Alice Diop citait Audre Lorde et son essai Sister Outsider. 

C’est en parlant des corps et voix des femmes noires que la réalisatrice se fait l’écho de l’autrice féministe afro-américaine. Ces femmes invisibilisés par le corps social mais aussi les grandes oubliées des représentations cinématographiques. Elle leur donne corps mais surtout voix dans son premier long métrage de fiction (Alice Diop a déjà une longue carrière de documentariste derrière elle). On a beaucoup dit de Diop qu’elle était le visage d’un cinéma nouveau. Ce n’est pas vraiment exact. Elle est la digne héritière d’une tradition du film d’auteur à la française, rigoureux et exigeant. C’est son regard qui fait d’elle une inédite ; qui fait presque d’elle une pionnière sur un terrain déjà grandement fouillé. Celui du film de procès.

Elle choisit de mettre en lumière un fait divers datant de 2013, où Fabienne Kabou commis l’infanticide en laissant sa fille de quinze mois se noyer à la marée montante sur une plage de Berck-sur-Mer.

C’est d’ailleurs cette scène qui ouvre le film presque comme un songe nocturne, le son de la mer et la lune comme seuls témoins. Le montage sonore comme un chœur antique s’enclenche alors et le montage image jumelle subitement, par le cauchemar cette fois-ci, les regards de Laurence et de Rama pour la durée complète du récit.

Les images antiques parcourent elles tout le film notamment avec l’évocation répétée de Médée (par la littérature avec le livre de Rama et par le cinéma avec le Médée de Pier Paolo Pasolini avec Maria Callas, 1969) : sorte de mère infanticide originelle.

Mythe et représentation

Le regard est puissant tant il questionne la maternité, la monstruosité et l’intimité. On a souvent diabolisé les femmes, surtout les femmes noires dans leur rapport au monstrueux. Ici, on ne sera pas le juge mais bien le spectateur privilégié (comme Rama), de la complexité de la psyché d’une femme ayant commis l’infanticide. En posant sa caméra face à Laurence, on entre dans un processus d’humanisation d'une personne que l’opinion publique et la justice ont transformée en personnage monstrueux. Si le crime commis n’est jamais remis en question dans sa gravité (à raison), ce sont les regards extérieurs qui sont décortiqués. Notamment ceux des spectateurs, des avocats, des juges, des universitaires, des journalistes,et des jurés vis-à-vis de Laurence.

Elle les questionne car elle ne correspond pas à l’image du corps noir féminin qu’ils s’imaginent. Laurence est calme, imperturbable, froide avec un port de tête altier presque aristocratique et s’exprime de la même manière. Elle crée avec eux une distance faisant naître une curiosité malsaine chez eux, comme une bête de foire savante. On est renvoyé à une imagerie forcément réductrice, raciste voire presque coloniale et on comprend mieux que Laurence sait qu’elle n’a aucune chance de compréhension face à cette audience qui s’étonne qu’elle parle ce français complexe presque désuet. Seule Rama, ne s’en étonne pas. C’est bien la première fois que deux femmes noires académiquement éduquées se rencontrent et se reconnaissent à l’écran, même si ce n’est que par leurs échanges de regards. Diop écarte d’ailleurs toute forme d’exotisation et d’érotisation de ces personnages. Tout est un habile jeu de miroir et de regard de Rama à Laurence, de la société à Laurence, du spectateur à Laurence, du spectateur à Rama.

Elles savent toutes deux la double peine qu’est d’être une femme noire et éduquée dans une société occidentale – ici française – qui ne les considèrent pas comme des égales. Toutes deux ont été victimes d’une forme de racisme et de sexisme. Toutes deux on fait des sacrifices pour s’intégrer au corps social normé pour faire disparaître leurs identités propres, ici par l’éducation. C’est en étant brillante qu’on « corrige » la différence visible extérieure et excluante sur laquelle on a pas le contrôle. C’est aussi en essayant de s’extraire d’une certaine reproduction sociale qu’on crée ce nouveau soi tout en souhaitant accomplir les désirs d’ascension sociale des ses parents. La difficulté d’être une transfuge de classe n’a jamais été aussi véridique que dans Saint Omer.

Ce miroir, le film le tend jusque dans la maternité cassée de Laurence et la maternité naissante de Rama. Elles les renvoient aussi à leurs mères respectives, toutes deux parties prenantes du récit. Le processus de maternité est autant traumatisme qu’épanouissement. Chacune ira aux confins de son être intérieur, pour trouver une forme d’apaisement. L’avocate de Laurence parle des femmes comme des chimères et des cellules dites chimériques que partagent les mères avec leur nouveau-né. L’image est soigneusement choisie tant Saint Omer nous montre l’héritage de la douleur et la monstruosité des mères. 

À l’intérieur 

Saint Omer est un film sec, d’une maîtrise hallucinante à la photographie chaleureuse (direction de la photographie par Claire Mathon) mais pas solaire. Ce sont les corps et les textures des intérieurs qui illuminent le récit. Le film est monté au cordeau dans des séquences de procès captivantes. 

Il offre tout de même des respirations, avec l’utilisation du montage sonore, entre l’incantation et l’image poétique.C’est dans ces creux qu’il fait naître l’intériorité de Rama et de son passé. C’est en étant à la frontière que Diop aborde le mieux ses sujets et qu’elle atteint une forme d’universalité chez ses personnages. Elle réussit à faire du spectateur un parti écoutant. On se tait enfin pour laisser ces femmes s’exprimer. En lyrifiant sa mise en scène et en la mêlant à une reconstitution presque documentaire de l’affaire, elle permet aux spectateurs d’accéder à l’histoire sans l’effet sordide du fait divers et lui permet d’écouter l’inaudible et l’inavouable. Elle répare l’invisibilisation par le cinéma. 

Alice Diop pose sa caméra à l’interstice des existences de ces femmes, elles nous laissent entrer entre les fissures intérieurs, les souvenirs oubliés. Tout est presque palpable chez elle, les peaux, les boiseries, les intérieurs de nos mères. Sentir presque par le toucher et l’odorat qu’on est chez soi, que nos mères, nos tantines, nos grands-mères ont vécu là, c’est un sentiment qui n’existait pas avant Saint Omer