SALTBURN - Emerald Fennell
Ces pauvres riches…
Le deuxième long métrage d’Emerald Fennell, tant attendu, a finalement débarqué sur Amazon Prime Video la semaine dernière. Avec Jacob Elordi, Barry Keoghan et Rosamund Pike en têtes d’affiche, Saltburn est un film pompeux et provocateur qui manque d’intelligence dans son récit.
Lors de ses débuts il y a trois ans avec Promising Young Woman, la réalisatrice Emerald Fennell avait suscité de nombreux débats et controverses avec son approche provocatrice – et, pour certains, problématique – qui s'inscrivait dans le genre rape and revenge (en français : viol et vengeance), qui sacrifiait son héroïne. Dans le film, Cassie séduit les hommes dans les bars et, à la fin de la nuit, feint l'ivresse. S’ils l’emmènent chez eux pour profiter de son état, elle leur révèle qu’elle est sobre et les confronte au viol qu’ils s’apprêtaient à commettre. Mais le but ultime de Cassie est de venger sa meilleure amie Nina, qui s’est suicidée après avoir été violée à l’université. La logique de violence dans le récit rappelait, d’une certaine manière, Baise-moi, le film tout aussi controversé de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi. Avec une prise de position prétendument féministe, Fennell a su renforcer l’impact du film dans le sillage des révélations #MeToo, et choisit de conclure Promising Young Woman avec un twist final où Cassie accomplit sa vengeance en se sacrifiant. Bien que Fennell ait cherché à faire de son héroïne un martyr, le sacrifice de Cassie apparaissait comme une répétition de ce que Nina avait vécu, créant ainsi un cercle vicieux de violence et de rage dans lequel les femmes sont enfermées. Ce dénouement exhibitionniste a bien évidemment provoqué des polémiques houleuses au point qu’elles ont relégué au second plan des discussions potentiellement constructives et féministes.
Dans Promising Young Woman, l’approche d’Emerald Fennell instrumentalisait le féminisme et l'utilisait à sa guise, ne faisant que provoquer pour provoquer. Les images très stylisées et sa mise en scène soignée construisaient une belle façade qui attirait le spectateur, tandis que derrière, on ne trouvait rien de substantiel, si ce n'étaient des clichés. Son deuxième film, Saltburn, s'inscrit dans la continuité de cette approche problématique et agaçante. Mais cette fois-ci, au lieu du féminisme, elle s’attaque à la question de la lutte des classes, et le résultat est encore plus pénible.
Saltburn nous transporte dans les années 2000, où le jeune Oliver (Barry Keoghan) commence ses études à Oxford en tant que boursier. Parmi tous ces étudiants riches issus de milieux aristocratiques, Oliver paraît maladroit, timide et un peu intello, du moins, c'est ce que le film veut nous faire croire. Il aspire à intégrer ces groupes privilégiés et intimidants, mais il est particulièrement obsédé par Felix (Jacob Elordi). Un jour, Oliver vient en aide à Felix en lui prêtant son vélo lorsque le sien tombe en panne. Une amitié naît entre eux, et, malgré l'hostilité de ses amis, en particulier de Farleigh, son cousin américain, Felix se rapproche d’Oliver. Ce dernier lui confie ses conditions de vie misérables auprès de ses parents qui souffrent d’addiction et de maladies mentales. Vers la fin de l’année scolaire, Oliver apprend que son père est mort et, voyant la souffrance de son ami, Felix l’invite à Saltburn, le domaine extravagant de sa famille.
L’intrigue démarre véritablement lorsque Oliver débarque à Saltburn et rencontre la famille de Felix : Elspeth, sa mère aux airs excentriques, Sir James, son père tout aussi farfelu, Venetia, sa sœur d'allure zombie, plongée dans une apathie totale, Farleigh, le cousin américain, et Pamela, une amie excentrique d’Elspeth qui semble avoir pleinement profité de la générosité de la famille Catton. Le second acte du film se concentre sur les efforts d’Oliver pour conquérir les cœurs de ces gens condescendants et agaçants qui ne manquent jamais de l’humilier. C’est également à ce moment que se manifeste l’aspect le plus réussi du film, qui consiste à mettre en scène le luxe, la grandeur et l’excès du milieu aristocratique. Fennell filme avec une telle fascination ces longs couloirs, ces chambres à haut plafond remplies d’objets et de meubles anciens sans prix que le désir et l’envie d’Oliver semblent s’infiltrer dans l’image.
Malgré cette admiration pour l’exubérance sur le plan visuel, le récit continue cependant à nous montrer à quel point les riches peuvent être méchants et hypocrites. On sympathise donc avec Oliver et on est enclin à comprendre sa frustration à propos de Felix et ses problèmes avec cette famille bizarre – jusqu’à ce que Fennell décide de mobiliser son fameux twist final et de transformer Oliver en un méchant rusé et pervers qui suit depuis le début un plan sournois pour prendre possession de Saltburn et des richesses de la famille Catton. Et pourtant, à travers le dévoilement des véritables motifs d’Oliver, le film crée des contradictions concernant les caractérisations des personnages et leurs actes. La fixation d’Oliver sur Felix, qui se manifeste dans les scènes les plus controversées du film – lorsqu'il lèche l’eau du bain de Felix ou se met nu sur sa tombe – perd, par exemple, toute sa signification. Au profit de provocations maladroites, Saltburn finit par effacer tout ce qu’il avait établi au cours de son récit.
Le plus grand problème du film réside dans sa manière d’aborder le conflit des classes, de le prendre à la légère, pour finalement ne rien dire à ce sujet. On n’a pas affaire ici à l’idéologie de « Mangeons les riches », bien que Fennell semble vouloir susciter cette association auprès du public. Son retournement final inverse totalement nos perceptions des Catton et d’Oliver, plaçant les riches en position de victimes infortunées. Certes, Oliver n’est en aucun cas un Robin des Bois condamnant l’aristocratie et les différences de classe. Au contraire, sans aucune motivation évidente, il cherche simplement à mettre la main sur leur fortune. Peu importe si Le Talentueux M. Ripley ou Retour à Brideshead sont cités parmi ses influences potentielles, Saltburn se situe dans la lignée du nihilisme et du cynisme grotesque de Sans filtre de Ruben Östlund.
Depuis sa sortie, les discussions autour de Saltburn, ou plutôt autour des acteurs principaux et de leur apparence physique, confirment justement les points que l'on vient de soulever. Des fancams de Jacob Elordi et de Barry Keoghan, des vidéos TikTok montées à partir d’entretiens : ce sont ces images-là qui marquent aujourd’hui l’esprit du public du film, plutôt que les questions sociales et politiques que le film est censé soulever. Même ces images seront vite oubliées, lorsqu'un autre film choc sortira et prendra leur place.
ÖYKÜ SOFUOGLU