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SHOWING UP - Kelly Reichardt

Copyright 2022 Allyson Riggs/A24

L’art de la blessure

Une fois de plus, Kelly Reichardt retourne à ses paysages familiers en Oregon. Cette fois, nous les contemplons à travers les yeux d'une artiste plasticienne et, en filigrane, à travers ceux de la cinéaste elle-même.

Dans Showing Up, Lizzy, la protagoniste sculptrice, rend visite à son frère à la santé mentale fragile, interprété par John Magarro. Les premiers mots qu'on entend de sa part sont « I'm cooking ! ». Ces deux mots, en apparence insignifiants, prennent tout leur sens et constituent une référence très subtile pour les amateurs du cinéma de Kelly Reichardt, une fois qu’on se souvient que dans First Cow, Magarro avait joué un personnage qui s’appelle Cookie. Quand on connaît le monde cinématographique de Reichardt, on est accueilli.e par un sentiment de familiarité dans chaque nouveau film, comme si on rentrait chez soi. Reichardt aussi, qui vit toujours à Portland, Oregon, où elle a tourné la majorité de ses films, semble constamment revisiter les paysages familiers de son cinéma. Avec Showing Up, ce ne sont pas seulement les coins du nord-ouest des États-Unis que l’on retrouve de nouveau ; Michelle Williams aussi, la collaboratrice fidèle de la cinéaste, fait son retour après un intervalle de sept ans.

Williams incarne Lizzy, une artiste plasticienne trentenaire, qui se prépare pour une exposition importante où elle présentera ses figurines féminines en céramique qu’elle a fabriquées avec grand soin et attention. D’une personnalité assez typique des artistes, elle préfère rester seule et travailler tranquillement dans son coin ; elle cherche à éviter toute interaction triviale et porte une expression grincheuse qui lui sert d’armure. Lizzy se chamaille souvent avec sa voisine et propriétaire Jo, interprétée par une Hong Chau en pleine forme. Elle aussi est artiste, et on ressent une rivalité amicale entre deux femmes, accentuée par la nature insouciante de Jo et son indifférence envers les problèmes que Lizzy rencontre chez elle. Un jour, le chat de Lizzy manque de tuer un oiseau. Croyant que l’oiseau est mort, Lizzy est très surprise de découvrir que Jo l’a retrouvé, soigné et lui demande de le garder pendant qu’elle travaille. Alors que le jour du vernissage s’approche à grands pas, on voit Lizzy s’habituer à la présence du petit animal sans qu’elle s’en rende compte. 

Showing Up suit un récit linéaire, avec un climax poignant et subtil qui se produit lors du vernissage, et qui est d’ailleurs assez anticlimatique par rapport aux récits classiques. Mais la structure du film semble être constituée des vignettes autour de la vie de Lizzy. Ses interactions avec chaque membre de sa famille, ses collègues à l’université où elle enseigne ainsi que d’autres artistes dans son entourage constituent les pièces éparpillées de son existence dont certaines nous restent inconnues. À travers le personnage de Lizzy, Reichardt explore également le milieu artistique, ses clichés et ses règles non dites, les types d’interaction que ce milieu exige ainsi que les personnalités stéréotypées qu’on y retrouve. D’un ton ironique et humoristique bien dosé envers le personnage principal aussi bien qu’envers son entourage, Reichardt nous livre une représentation juste et sincère du monde artistique dont elle fait également partie. 

Au vu de la timidité et de la préférence pour la discrétion bien connues de Reichardt, on ne peut s’empêcher de se demander si Lizzy est inspirée de sa propre personnalité – comme Lizzy, Reichardt enseigne à l’université, précisément au Bard College. Sans aller jusqu’à ​dire que le film a une dimension autobiographique, on peut tout de même y retrouver un regard autoréflexif (et peut-être un peu autodérisoire) sur ses propres expériences en tant qu’artiste. Certes, Kelly Reichardt fait un cinéma que l’on peut qualifier d’introverti ; mais Showing Up n’est pas pour autant un film qui enferme son personnage dans son identité d’artiste. Il est au contraire peut-être le plus bavard de sa filmographie. Showing Up s’ouvre au monde, qui est d’ailleurs non seulement peuplé par les êtres humains, mais aussi par les non-humains ; et on voit bien que la sensibilité de Reichardt envers le monde animal et végétal est toujours aussi forte.

Cette ouverture au monde se fait à travers le motif de la blessure : c’est grâce à l’aile cassée du petit pigeon que Lizzy découvre comment le soin peut être une manière de communiquer,  d’être avec les autres, mais, plus important encore, de créer la beauté. Cette beauté qui se manifeste dans le geste de Sean, lui aussi un être blessé, lorsqu’il libère le pigeon. Ou encore la beauté de cette figurine brûlée dans le four par accident que Lizzy décide finalement de présenter dans son exposition... Et finalement la beauté du film lui-même, qui nous apprend à apprécier ces blessures comme moyen de partage.