Sororité sur pierres brûlantes 

Il aura fallu sept ans à la réalisatrice, artiste et musicienne estonienne Anna Hints pour achever, enfin, son premier long métrage documentaire Smoke Sauna Sisterhood. Anna Hints nous immerge dans les saunas sacrés du sud-est de l’Estonie où, dans l’obscurité et la fumée, la parole se libère à travers une sororité quasi mystique. 

Lieu obscur du regard et de l’écoute, la salle de cinéma semble ne faire qu’un avec Smoke Sauna Sisterhood, le premier long métrage documentaire de la réalisatrice estonienne Anna Hints. Sur l’écran, un autre lieu clos : un sauna à fumée installé dans une cabane en bois, au sein d’une forêt, près d’un lac au milieu de nulle part. À l’intérieur, la cinéaste provoque le regard sur ces corps nus traversés par des halos de lumière naturelle éclairant les peaux, les poils ou les marques sur les corps transpirant. Dans ce lieu, l'intimité ne s’inscrit pas seulement dans la nudité. Réunies entre elles, ces femmes – amies et inconnues – se livrent et s’écoutent, faisant malgré elles comme un état des lieux de la condition féminine au sein d’une société profondément patriarcale. Injonctions et rapport à son corps, au jugement, au regard toxique des mères et des hommes, sexe, amour lesbien, maternité, cancer du sein, violences sexistes et sexuelles… Autant d’histoires personnelles ancrées dans le fait même de naître femme, de vivre femme. Le sauna devient rapidement le confessionnal et le réceptacle de ces témoignages complices, provoquant aussi bien les larmes que les rires.

La caméra d’Anna Hints se glisse entre elles et tente de garder la bonne distance où rarement les corps et les visages se retrouvent dans un même plan, comme pour préserver une part d’anonymat et de pudeur sur ces corps naturels et désexualisés. Des corps qui parfois s’échappent de l’obscurité pour se réunir dans la nature changeante au fil des saisons. Car il aura fallu sept ans à Anna Hints pour saisir, de l’hiver à l’été, ces instants suspendus de liberté et de sororité. Classés par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, les saunas à fumée de la région du Võrumaa, au sud-est de l’Estonie, font partie des traditions locales. S’y déroulent les rituels du cycle de la vie, de la naissance à la mort, les femmes y accouchent ou lavent leurs proches défunts. Les corps et les âmes y sont ainsi purifiés dans ces lieux sacrés qui deviennent pour la réalisatrice un « espace de sécurité et de guérison ». Comme une incantation, l’impératif bienveillant « Sois forte, sois puissante » ouvre le film et renforce en amont le lien invisible qui unit ces femmes dans leur singularité où elles sont toutes les femmes à la fois, « des sorcières commes les autres ».

DIANE LESTAGE