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NOSFERATU - Robert Eggers

Copyright Focus Features

Figure de l’hystérie 


Pour son quatrième long métrage, le nouveau maître du cinéma d’horreur indépendant américain, Robert Eggers, s’attaque à Nosferatu et livre une relecture quasi freudienne du vampire le plus célèbre du 7e art.

Les premières minutes happent instantanément. Nous sommes dans le rêve d’Ellen, incarnée par Lily-Rose Depp. Habillée d’une large robe blanche, elle chemine nuitamment dans les jardins d’une grande maison, suivant une voix mystérieuse qui la cloue à terre, prise de convulsions. Cette voix est bien évidemment celle du Nosferatu, le vampire, qui appelle sa promise depuis la Transylvanie où il se terre.

Avec ces premiers plans, Robert Eggers affirme sa volonté de relecture du Nosferatu. Contrairement aux versions de Friedrich Wilhelm Murnau (1922) et de Werner Herzog (1979), qui préféraient suivre la lutte des hommes face au vampire, le réalisateur choisit de faire d’Ellen, le personnage principal de son scénario. L’histoire se déroule en Allemagne, au XIXe siècle. Ellen est une jeune femme qui vient d’épouser Thomas Hutter (Nicolas Hoult), un clerc de notaire. Ce dernier doit se rendre dans les Carpates auprès d’un client, Le Comte Orlock (Bill Skarsgård), afin de lui faire signer les papiers d’acquisition d’une propriété en Allemagne. Son voyage, ponctué d’événements étranges, le mène à se rendre compte qu’Orlock n’est pas celui qu’il prétend être, c’est un vampire qui a fait de Madame Hutter sa principale cible. Entre-temps, la jeune mariée restée au pays est prise de crises hallucinatoires tandis qu’une épidémie de peste s’abat sur la ville.

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Si ce court résumé vous évoque quelques souvenirs alors que vous n’avez jamais vu de films Nosferatu, ce n’est pas un hasard. Nosferatu est un plagiat reconnu de Dracula (1897), un roman gothique de l’auteur irlandais Bram Stoker. Celui-ci a également été de nombreuses fois porté à l’écran, notamment par Francis Ford Coppola en 1992. Cette double origine du Nosferatu, l’une imprégnée de la fable gothique de Stoker, l’autre de l’expressionnisme allemand de Murnau, nourrit la version proposée par Robert Eggers. Le réalisateur tire du premier cette envie de sublimer les paysages macabres (filmant avec une poésie sombre les ruines, les maisons vides et les jardins labyrinthiques) et du deuxième, cet attrait pour la représentation de la folie et des sentiments extrêmes. Le personnage d’Ellen a donc toute sa place au milieu de ce funeste (mais néanmoins magnifique) décor.

Le Nosferatu, une incarnation du « ça » freudien

Robert Eggers ne se contente pas de plans rapprochés sur le visage d’Ellen pour rendre compte du trouble qui la hante. Outre des incursions dans ses rêves (qui lui permettent de faire des aller-retours travaillés entre la couleur de la réalité et le noir et blanc des chimères), le réalisateur accumule les références aux représentations faites de la folie et de ses traitements au XIXe siècle. Avec la précision d’un calque, il redessine les mouvements de l’hystérie décrits par le service de Jean-Martin Charcot (neurologue ayant exercé à la Salpêtrière à la fin du XIXe siècle) sur le corps de son actrice. On retrouve les crises faites de convulsions, les yeux révulsés, la langue contractée, le dos se tordant en un arc de cercle ainsi que le geste des médecins enfonçant des pics métalliques dans le bras de leurs patientes pour prouver leur insensibilité.

Même si utiliser des représentations de l’hystérie pour mettre en scène la folie, plus particulièrement féminine, n’est pas d’une grande originalité (en plus d’être problématique à bien des égards),penser le rapport entre le vampire et Ellen sous un angle psychanalytique est intéressant. Chez Robert Eggers, Ellen n’est pas la victime quasi-aléatoire du vampire ou son grand amour de toujours comme dans le Dracula de Francis Ford Coppola.

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Dans la version de 2024, Ellen est certes liée au Nosferatu par une attirance clairement sensuelle (un autre poncif des histoires de vampires qui incarnent l’interdit sexuel) mais c’est une attirance sur laquelle elle a un pouvoir de décision. Dans ses rêves, elle lui parle, lui répond, lui refuse l’accès à sa chambre. En d’autres termes, Ellen n’est pas la proie innocente d’une bête toute-puissante, mais bien la combattante d’un mal qui semble se loger en elle. Suivant la même idée, le Nosferatu, qui se manifeste le plus souvent par sa simple voix ou l’ombre de sa main, apparaît bien plus comme la représentation d’un concept (celui de la sexualité refoulée d’Ellen) que comme un être à part entière. Il le dit lui-même « Je suis un appétit, rien de plus ». Face à la caméra de Robert Eggers, le Nosferatu se mue en « ça » freudien, cette instance psychique représentant les pulsions de l'individu.

Ramener le vampire à son essence, celle de la pulsion sexuelle interdite, sans tenter dans le glamouriser à outrance comme ce fut récurrent dans l’histoire de ses représentations (bye bye Edward Cullen et le Gary Oldman très stylé du Dracula de Coppola), évite au Nosferatu de Robert Eggers de tomber dans l’esthétisation des violences faites aux femmes sous couvert de désir vorace et romantique (un apanage bien connu des films de vampire). On regrette cependant que cette réflexion ne soit pas prolongée jusqu’au dénouement de l’intrigue, que le réalisateur a gardé conforme au récit originel du Nosferatu, et qui malheureusement, retire une part de son agentivité à Ellen pour la remettre à la place de la jeune héroïne sacrificielle, comme le veut la tradition du conte gothique.

ENORA ABRY